C’est un paradoxe : d’une part, personne ne conteste que les entreprises Lean sont plus performantes que les autres (et c’est amplement illustré par de nombreux cas concrets), d’autre part, les managers financiers demeurent toujours aussi peu intéressés par le Lean (et difficiles à convaincre). Et on les comprend.
Le système comptable permet de regarder les coûts poste par poste. Même au niveau personnel, ma banque me fait un rapport qui hiérarchise les dépenses de mon activité en Chemins de Fer, Agence de Voyage, Restauration, Services Péages, Parking Auto, etc… Si on me demande de montrer comment ma pratique du Lean impacte ces postes ligne par ligne, j’aurais bien du mal : le Lean permet une réduction des coûts totaux, mais qui n’apparaît pas nécessairement poste par poste. Par exemple, dans mon activité personnelle, le fait que je ne loue pas de bureau ou de service de secrétariat est lean – mais ne se voit pas dans les comptes ligne par ligne.
Si l’outil standard de mesure n’est pas orienté pour voir spontanément les résultats financiers du Lean, où donc, les chercher ?
Le Lean est avant tout une stratégie de croissance. La qualité (service et robustesse) obtenue par le Lean permet avant toute autre chose de développer le chiffre d’affaires en 1) convaincant des nouveaux clients et 2) soutenant les prix. Par exemple, la société High-Tech Alliance s’est rapidement développée dans les années 2000 en livrant des claviers pour téléphones de luxe. Lorsque, suite à la révolution iPhone et au tsunami économique qui a suivi la crise financière de 2008, ce marché disparaît tout à coup, la pratique du Lean à permis au PDG, Jean-Claude Bihr, d’animer ses ingénieurs produit et de production pour reconstituer le chiffre d’affaires sur une foule de clients variés et non plus sur un seul gros client.
Sans le Lean, cela aurait été bien difficile pour deux raisons simples : 1) la flexibilité d’ingénierie nécessaire pour s’adapter aux exigences de nouveaux clients aussi variés que l’aéronautique, la chirurgie dentaire ou les bijoux de luxe et 2) la flexibilité de l’outil de production qui permet de faire des petites séries pour livrer à l’heure un grand panel de clients sans crouler sous les stocks.
Le Lean est une stratégie de réduction des coûts structurels. Les coûts de non-qualité, par exemple, n’apparaissent pas comme une ligne comptable, bien qu’ils puissent représenter de 2 à 4% du Chiffre d’Affaires (si ce n’est parfois plus avec des produits délicats,complexes ou d’aspect). Grâce à l’implication quotidienne des opérateurs et managers dans la qualité, le coût des retours client à baissé de 670 000 euros en 2006 (sur une gamme de produits étroite) à 213 000 euros en 2013 (sur une gamme de produits très large) et à 80 000 euros en 2015.
La réduction des coûts que permet le Lean est une réduction des surcouts dus au gaspillage de main d’œuvre et de capital, mais n’apparaît pas poste par poste – ou plutôt, on ne sait pas attribuer une action lean spécifique à un poste comptable, donc même si la productivité totale de l’entreprise augmente, il est impossible de prouver ligne par ligne l’impact d’une moindre création de non-valeur.
De surcroît, la partie la plus importante des gains financiers que permet le Lean n’apparaît pas du tout dans les budgets de coûts de fonctionnement : il s’agit d’une meilleure utilisation du capital. Réduire les stocks de moitié grâce au flux tiré permet de fermer un entrepôt et de le retirer des comptes – ainsi que tous les coûts de fonctionnement associés. Dans le cas d’Alliance, en 2006 l’agrandissement prévu de l’usine devait la porter à 4550m2 avec une architecture classique. En déménageant en 2015 la société est passée à seulement 3700 m2, une réduction de 20%, avec quatre fours en plus et une production bien plus diversifiée et un design lean permettant l’intégration des gens et des métiers bien plus efficace
La difficulté est double : non seulement les gains d’efficacité d’utilisation du capital n’apparaissent pas en réduction des frais de fonctionnement (en fait, on observe une réduction des frais de fonctionnements, mais elle est rarement spectaculaire sauf sur un bâtiment neuf qui intègre le lean dès le départ par exemple ) et en plus la réévaluation des immobilisations est rarement pratiquée – une baisse des immobilisations est souvent vue comme une réduction du bilan qui, même s’il s’agit d’équipements et de surfaces inutiles – est difficile, pour un financier, à voir comme une amélioration de performance de l’entreprise (de même pour une réduction de l’actif circulant par la baisse des stocks).
Les gains financiers du Lean sont souvent spectaculaires du point de vue de la compétitivité de la société, tant en part de marché qu’en retour sur investissement global (marge et rotation du capital). En revanche, ils sont difficiles à voir si on cherche l’impact d’actions isolées sur des lignes budgétaires spécifiques. Il nous incombe de mieux comprendre les mécanismes financiers de valorisation de l’entreprise dans son ensemble pour convaincre les managers financiers de s’y mettre !
Michael Ballé
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