Cher Gemba Coach,
Je suis à la tête d’une business unit et j’ai eu des résultats visibles grâce au Lean. Toutefois, mes collègues du corporate refusent de le reconnaître et veulent me forcer à appliquer dans ma division leurs pratiques d’achat et leur ERP. C’est très frustrant – des conseils ?
Je comprends (et partage) complètement votre frustration, mais malheureusement, je n’ai pas vraiment de conseils utiles à vous prodiguer. Cette énigme même a plombé le mouvement Lean depuis des décennies : pourquoi les résultats ne sont-ils pas plus convaincants ? La théorie habituelle est que la pensée Lean se confronte aux canons du management, tels le « contrôle et commande », le management par objectifs et l’exécution tayloriste, etc…, il faut bien le reconnaître. Toutefois, j’ai du mal à accepter que de simples habitudes soient une explication suffisante pour que les équipes managériales renoncent à la promesse du Lean. Il doit bien y avoir une raison plus profonde.
Une résistance irrationnelle
Le modèle Lean est assez simple : pour réussir sur un marché saturé, améliorez votre qualité, votre flexibilité et votre productivité par du kaizen dans vos opérations, et ce faisant, (1) identifiez les points de levier que vous devez maîtriser pour réussir en l’état actuel du marché, et (2) développez vos équipes afin qu’elles apprennent à atteindre un meilleur niveau de performance (pour être plus complet, améliorez la sécurité, la qualité, le taux de service, le rework, les stocks, la productivité, l’utilisation de votre capital, votre performance énergétique).
Une différence majeure du Lean avec les modes de management classiques est que nous ne cherchons pas à évoluer de cet état stable vers un autre, meilleur, défini a priori. Nous choisissons d’améliorer la performance selon des axes spécifiques, et découvrons ensuite quelle devrait être la prochaine étape – guidés par un idéal de zéro plainte client, zéro accident, livraison juste à l’heure, zéro défaut, production unitaire en séquence, valeur ajoutée à 100% et engagement de chacun. Cet idéal éclaire notre chemin vers l’amélioration de la performance, mais ce n’est pas quelque-chose que nous cherchons à atteindre d’un coup d’un seul : 100 fois 1% est préférable à 1 fois 100%, car cela nous offre 100 fois plus d’opportunités d’apprentissage. Il est certain qu’en venir à considérer l’amélioration de la performance comme découlant de la définition de la vision et de l’exécution du changement nécessite quelques ajustements de pensée, mais certainement pas assez pour expliquer la résistance irrationnelle à reconnaître et adopter les résultats du Lean.
En conséquence, quelle est l’hypothèse managériale profonde que la pensée Lean heurte ?
Quel intérêt ont vos collègues du corporate à vous imposer le MRP ou leur pratiques d’acquisition dont, en tant que patron de business unit, vous ne voulez pas – une situation assez classique, mais qui semble plutôt extrême quand on la couche sur le papier – je veux dire : pourquoi s’en soucient-ils tant ?
Ma meilleure hypothèse serait que le modèle naturel pour être profitable est :
Vendez cher ce que vous achetez à bas prix. Ça a l’air évident, mais c’est une stratégie rationnelle. Dans votre cas particulier, il s’ensuit que :
- Utiliser systématiquement le MRP dans toute l’entreprise est le meilleur moyen de contrôler les coûts de la supply chain et de les maintenir au plus bas
- Mettre la pression sur les fournisseurs est le meilleur moyen d’acheter à bas prix.
Un choix politique
C’est sûr, cela ne prend pas en compte le fait que l’ERP lui-même crée des coûts inutiles ou que pressurer les fournisseurs sur les seuls prix génère des problèmes de qualité et de
ponctualité et étouffe l’innovation. Ces effets de bord sont négligés par des gens qui pensent qu’ils font tellement de profit en pressurant les fournisseurs que le jeu en vaut la chandelle.
Et en fait, sur les marchés d’équipement, c’est une pratique ancienne. Dans une large partie, toute l’histoire de la colonisation repose sur l’accès à des ressources bon marché par les
puissances coloniales en cours d’industrialisation, qui pouvaient ensuite imposer leur produits « pas si bien finis » à des clients captifs. Plus récemment après les deux événements
simultanés qu’ont été la chute du mur de Berlin et l’essor des tigres asiatiques, les entreprises ont trouvé de nouveaux endroits où déplacer leur production pour baisser leurs coûts unitaires (sans prendre en compte le coût global d’une supply chain étendue). Tant que le marché croît, la demande surpasse l’offre et il y a de la place pour tout le monde, c’est cohérent. Mais sur les marchés matures et saturés, les opportunités de différenciation radicale à la fois sur le prix et le coût se raréfient. Un bon exemple en est la bataille entre Toyota et VW pour la place de numéro un. Volkswagen a misé sur des produits haut de gamme et une modularisation intense pour réduire le coût des composants – la rumeur veut qu’une Porsche ait 70% de composants en commun avec une VW. Le résultat est que les marques ont du mal à se différencier et que l’entreprise a quand-même des coûts globaux élevés. Un coup d’œil aux marges nettes montre Toyota à 8% et VW à 4% – une différence significative quand on considère les volumes.
Sur les marchés matures, l’approche Lean de Toyota s’avère plus efficace: en améliorant en permanence la performance grâce à l’implication des personnes dans l’amélioration de leurs
processus, on augmente pas à pas à la fois ses parts de marché et sa profitabilité, sans avoir à mettre en œuvre des stratégies radicales pour vendre plus de produits chers ni à pressurer les coûts d’acquisition et de fabrication.
Toutefois, ces deux stratégies ont du sens – les arguments sont compréhensibles des deux côtés. Dans certaines circonstances, un argument peut prendre le pas sur l’autre, mais pas
toujours. Au bout du compte, la stratégie « acheter bas, vendre cher » reste valide. Ce que vous avez devant vous est plus complexe que la simple résistance à une idée nouvelle. C’est
un choix politique sincère et de bonne foi que votre patron doit faire. Comme dans tout corps politique, les leaders sont les représentants des différentes directions que peut prendre
l’entreprise, l’organisation ou le pays. C’est normal.
Le gemba au comité de direction
Si on se recentre sur la pensée Lean, on peut cadrer la question de la manière suivante : quel est le processus que je devrais améliorer pour convaincre plus vite mes collègues du
corporate ? On peut voir que la frustration générée par leur manque d’intérêt ou de compréhension nous détourne du vrai problème : être meilleur dans le management de la politique du corporate. Si on formule la question ainsi, elle devient :
- Qui dois-je réellement convaincre?
- Comment puis-je formuler plus clairement le chemin que je propose ?
- Quels alliés puis-je réunir pour soutenir ma démarche ?
- Comment ces alliés vont-ils être récompensés individuellement s’ils choisissent mon camp ?
Vu ainsi, la salle du codir devient elle-même un gemba. Tous les problèmes humains sont à la fois techniques et politiques, et nombreux sont ceux parmi les acteurs du Lean qui se régalent avec les problèmes techniques, mais négligent les aspects politiques – mais au niveau du corporate, force est de reconnaître que la politique est la seule activité qui compte. La principale mission d’une fonction corporate est de choisir la meilleure voie pour l’entreprise et la manière de faire suivre cette voie au reste de l’organisation.
Je n’ai pas d’autre réponse rapide que d’appliquer la pensée Lean à votre problème : reconnaissez la nature politique de votre challenge et appliquez le kaizen à vos compétences
politiques. Cela signifie identifier quelle est la performance politique que vous souhaitez améliorer (s’agit-il de convaincre le PDG ? De recruter plus d’alliés ? De se débarrasser de
vos ennemis les plus virulents ?), puis d’observer crûment comment vous traitez ce processus et d’imaginer le kaizen qui vous permettra de la faire mieux.
Pas de réponse simple…
Traduction par François Lopez
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