RÉSUMÉ – Dans ce dernier article de la série, Catherine Chabiron passe une journée avec le PDG et cofondateur de Theodo pour apprendre comment le lean éclaire sa stratégie et sa vision.
Bienvenue à la sixième et dernière incursion sur le gemba du groupe Theodo. Dans cette série, nous apprenons comment la pensée lean peut aider une start-up du numérique à mûrir et à prospérer. Dans les cinq articles précédents, nous avons vu comment l’entreprise améliore ses délais de livraison aux clients, comment elle élabore la valeur client, comment elle attire et fidélise les talents, comment elle dirige ses gembas dans un environnement numérique et comment elle développe le kaizen pour améliorer significativement la qualité. Mon dernier gemba est aujourd’hui avec le PDG et cofondateur du groupe, Benoît Charles-Lavauzelle.
VOYONS D’ABORD LE PRODUIT
Aujourd’hui je me joins à Benoît pour un gemba walk sur un projet. Il en fait deux chaque semaine (dans le secteur du numérique, chaque vente donne lieu à un projet, pour concevoir et réaliser l’application vendue au client) et il assiste à un débrief kaizen au moins une fois par semaine. Lorsque nous entrons dans l’open-space, l’équipe projet nous attend. Un vidéoprojecteur affiche sur l‘écran le tableau de bord du projet avec les jalons et les indicateurs clés de suivi. Comme de nombreux membres de l’équipe travaillent à distance à cause de la pandémie, tout le pilotage visuel qui était mis à jour manuellement sur les murs et les paper-boards avant le Covid a dû être remplacé par des tableaux numériques partagés à distance par les membres de l’équipe.
Matthieu, le team leader technique de l’équipe et architecte, commence à commenter le tableau de bord mais Benoît préfère amorcer la discussion différemment : « Matthieu, peux-tu nous montrer d’abord le produit ? »
Une vraie question lean. Nombreux sont ceux qui croient encore que le Lean se résume à des processus bien ciselés et standardisés, avec une bonne dose de contrôle à chaque étape ou jalon clé. Benoît me dira plus tard qu’au début, ils avaient essayé de résoudre leurs problèmes de qualité et de livraison en se concentrant sur les processus, mais qu’ils s’étaient rendu compte que les processus génériques conçus de manière centralisée empêchaient les personnes de penser par elles-mêmes. Du point de vue de Benoît, le but d’un gemba walk axé sur un projet n’est pas de vérifier si le tableau est correctement actualisé ou bien si les jalons sont respectés, mais de savoir si le produit en cours de réalisation apportera la valeur vendue au client.
Il s’avère que le produit est une application mobile conçue pour les enchères en ligne d’une célèbre entreprise française de ventes aux enchères. Matthieu nous montre une application sobre où les objets en vente sont listés avec une photo et une description. Il surfe sur l’application pour montrer les fonctionnalités déjà conçues, comme par exemple des détails pour les enchères à venir (Benoît lui demandera de montrer où il clique car il veut comprendre comment fonctionne l’application du point de vue de l’utilisateur). A ce stade (fin juillet), l’application n’a pas encore été mise en production : des simulations de mise en production sont prévues pour la fin août (lors de l’inscription des utilisateurs) et des tests utilisateurs sont planifiés pour la fin septembre.
Ghislain, le directeur de projet à temps partiel, explique le contexte : « Ils ont une application web qui est un peu dépassée. De nouveaux acteurs de la vente aux enchères 100 % numériques sont entrés sur le marché au cours des dix dernières années, et leurs concurrents historiques – comme Sotheby’s ou Christie’s – ont d’ores et déjà développé la possibilité d’enchérir en ligne. Notre client doit rattraper son retard, voire reprendre la tête de la compétition. D’où l’idée d’une application mobile (plutôt qu’une page web) qui offrirait des fonctionnalités multiples avec un effet waouh. »
Benoît challenge l’équipe. « Des fonctionnalités multiples et un waouh…Vous en êtes sûrs ? » En plus de l’équipe projet, sont aussi présents les dirigeants de BAM, l’une des spin-offs de Theodo, dans laquelle se déroule le gemba. Guillaume, le responsable de la tribu Flutter (Flutter est la technologie dans laquelle l’application est codée), acquiesce : « vous voulez dire qu’il y a un risque que trop de fonctionnalités ne produiront jamais un effet waouh ? » Clothilde, la responsable produit, confirme que des coupes douloureuses sur les fonctionnalités souhaitées ont déjà eu lieu : « Chaque interlocuteur du côté client avait une histoire à raconter qui semblait justifier une fonctionnalité ».
Les gemba walks sont toujours des occasions d’apprendre sur le tas, et celle-ci ne fait pas exception. Les enchères en ligne sont asynchrones et s’étalent sur une période de temps prédéfinie. Les enchères traditionnelles, en revanche, ont lieu à une date et une heure précise, où tout le monde enchérit simultanément, que ce soit dans la salle aux enchères ou à distance. Comme l’un des concurrents numériques a déjà annoncé la sortie d’une application d’enchères en ligne, le client de BAM souhaite développer une application mobile qui permettrait d’enchérir à la fois 1) à distance dans une vente aux enchères traditionnelle et 2) en ligne de manière asynchrone.
Clothilde montre les quatre points clés de succès sur lesquels ils se sont mis d’accord avec le client, qui vont de l’augmentation des ventes ou des inscriptions plus faciles aux enchères, jusqu’au développement d’enchères en ligne et une meilleure satisfaction des clients, afin de les fidéliser. Benoît acquiesce mais demande plus d’informations : « Je vois beaucoup de choses que je qualifierais d’indicateurs de résultats. Mais comment mesurez-vous les facteurs qui conduiront à ce résultat ? »
Clothilde a des réponses car elle a listé les attentes de l’utilisateur final – telles que la confiance dans le processus d’enchère et l’expertise du commissaire-priseur, la facilité d’enregistrement, la navigation fluide parmi les articles, et des signaux clairs sur qui a remporté l’enchère. La liste n’est pas exhaustive. Certaines de ces attentes peuvent être facilement mesurées (comme le temps nécessaire pour vérifier l’identité d’un enchérisseur), mais pas toutes – admet-elle.
LE TIME-TO-MARKET : UN SOUCI OMNIPRESENT
Pendant la réunion, Benoît emploie clairement le TPS (Système de Production de Toyota) comme cadre de travail. Il revient maintenant sur le planning : « Pouvons-nous tester quelques transactions avant la fin août ? Nous avons quatre semaines devant nous ». L’équipe semble incertaine et Marek, le directeur technique, insiste : « Nous avons commencé le code mi-juin, et la seule chose que nous pouvons tester d’ici fin août est le processus d’enregistrement. N’aurions-nous pas pu le faire plus rapidement ? »
L’avantage d’utiliser le TPS pour cadrer le gemba est qu’il nous oriente naturellement sur les bonnes questions. L’obsession du lead time fait intrinsèquement partie de la satisfaction client. Clothilde, en tant que responsable produit, explique : « Nous avons découvert assez tard que la vérification de l’identité de l’enchérisseur était une faiblesse de la page web actuelle. Cela prend aujourd’hui jusqu’à deux jours, avec pour résultat un grand nombre d’absents à l’enchère. Nous avons lancé un benchmark sur le marché et notre client est désormais en contrat avec un nouveau partenaire qui offre un contrôle de l’identité en quelques minutes. Mais tout ce processus a pris du temps. »
Benoît intervient : « Que pouvons-nous apprendre de cela ? Y-a-t-il un standard qui nous permettrait d’identifier ce genre de problématique plus tôt ? »
Baptiste, le directeur général de BAM, et Marek ont une idée de ce qui pourrait être amélioré. « Cela pourrait-être lié au staffing du projet. Les profils ayant le bon savoir-faire peuvent arriver trop tard dans le projet pour repérer ce genre de problèmes. »
JIDOKA – REPÉRER LES PROBLÈMES ET LES RÉSOUDRE
Benoît a en tête un outil qui pourrait aider à détecter les problèmes lorsqu’ils apparaissent. « Pourrions-nous voir les commentaires clients hebdomadaires ? » demande-t-il. Si vous avez lu l’article précédent, vous savez que chaque équipe projet envoie chaque semaine un questionnaire à son client afin de mesurer sa satisfaction en termes de délai et de support.
Clothilde et Matthieu les affichent sur l’écran. Sur le dernier sprint de juillet, le client a donné une note de 3 – en- deçà des attentes. Matthieu confirme : « Un lot de tickets client dans la base de données n’a pas été pris en compte dans le sprint. D’autre part, je confirme que nous avons un problème de productivité, nous ne fermons pas nos tickets assez rapidement. Nous avons une semaine de retard sur le premier lot de user stories. »
Personne ne fronce les sourcils, ni ne soupire, et je ne décèle aucun langage corporel indiquant du mal-être ou de l’exaspération. Il y a désormais, au sein du Groupe Theodo, une longue tradition d’acceptation des problèmes et de discussion ouverte. « Nous avons ouvert une résolution de problème sur notre productivité, mais pas encore sur ce lot qui n’a pas été détecté. Nous n’aurions pas pu l’absorber de toute manière », dit Matthieu. L’équipe réserve du temps pour la résolution de problèmes deux fois par semaine et ils nous montrent une quantité de fiches de résolution de problèmes sur la rapidité ou la qualité. Benoît ne commente pas le contenu mais a quelques questions, directement ou indirectement adressées au management de BAM : « Avez-vous été formé à la résolution de problème, Matthieu ? » « Quelqu’un vous aide-t-il sur ce sujet ? » « La productivité sur les projets est un problème connu, y-a-t-il un savoir-faire spécifique chez BAM pour cette problématique particulière ? » Les réponses confirment le besoin de formation sur la résolution des problèmes et un meilleur partage des savoir-faire sur les problématiques standard.
Benoît revient sur le temps de traversée total. « Il semblerait que vous ayez des problèmes de livraison. Tenez-vous un macro-plan de ce que vous devez livrer ? » demande-t-il.
Matthieu a développé un planning sur Excel. Ce qui était auparavant facile à mettre à jour sur un tableau blanc en présence de l’équipe s’avère désormais plus fastidieux. Le retard de livraison du premier lot n’est pas encore visible sur le planning.
PRENDRE SOIN DES PERSONNES POUR CONSTRUIRE LA CONFIANCE
Benoît arrive bientôt à la conclusion du gemba walk. « Vraiment intéressant, merci ! J’aimerais que vous preniez le temps de réfléchir 5 à 10 minutes supplémentaires sur les deux sujets suivants : premièrement, y-a-t-il quelque chose que ce gemba vous a révélé et que vous souhaiteriez approfondir ? Et, deuxièmement, sur quoi avez-vous besoin d’aide ? Envoyez-moi un mail lorsque vous aurez fini, s’il vous plaît. »
Sur ce, Benoît part avec l’équipe managériale pour un débrief complet. Guillaume, responsable de la tribu Flutter, résume : “Très intéressant, de bons échanges sur l’idée, fausse, que l’empilement de fonctionnalités dans une même application entraîne un effet waouh. Je note aussi que nous devrions travailler sur les KPIs afin de mieux mesurer si l’application que nous créons correspond effectivement aux attentes des utilisateurs finaux. Nous ne sommes pas au niveau en termes de détection et résolution des problèmes. Et nous avons des problèmes d’outils projet.”
Alice, la directrice des opérations, acquiesce. « Il y a trop de temps passé sur l’administratif, pas assez sur la résolution des problèmes. Nous devons les aider », dit-elle.
« Nous sommes encore loin d’un MVP (Minimum Viable Product – Produit Minimum Viable) », dit Marek, le directeur technique. « La fonctionnalité clé d’enchère en ligne n’est toujours pas testable à fin août, après deux mois de développement. Ils ont besoin d’aide sur les outils et de formation sur la résolution de problèmes. »
Benoît hoche la tête. « Nous avons reçu une grande quantité d’informations, ce qui est bien. J’ai été impressionné par le haut niveau d’implication et de réflexion de l’équipe. Mais vous devez les aider sur leurs outils. De mon point de vue, ils construisent en même temps la maison et l’échafaudage. Nous devons nous concentrer davantage sur le code, spécifiquement parce que Flutter est une technologie nouvelle pour nous », commente-t-il.
Benoît nous montre ensuite le mail qu’il vient de recevoir de la part de l’équipe, confirmant le diagnostic : l’équipe prévoit de challenger le client sur le planning de déploiement, en déconnectant les enchères à distance des autres fonctionnalités en ligne, afin de fournir plus tôt de la valeur aux utilisateurs. Ils vont aussi affiner leur mesure de la satisfaction client, mais demandent de l’aide sur les outils.
L’équipe managériale part, mais Benoît et moi restons pour poursuivre notre discussion.
« Nous sommes désormais 420 personnes dans le groupe », dit Benoît. « Nous ne devons pas perdre de vue les conditions d’engagement des gens dans un contexte d’entreprise en forte croissance : en d’autres termes, c’est quoi la Total Productive Maintenance pour notre groupe ? Nous devons passer du temps sur nos infrastructures de base, systèmes, bureaux, outils de télétravail. Ces choses-là ne peuvent être prises pour acquises, comme par le passé. C’est un moyen de prévenir les échecs et de montrer du respect. Sans parler de réduire nos coûts. »
BÂTIR UNE STRATÉGIE DEPUIS LE GEMBA
Sur un exemplaire du livre Learning to Scale, Benoît me montre comment il utilise le TPS comme un cadre pour ses gemba walks. J’ai souligné chaque étape de notre discussion ci-dessus avec une image de la maison du TPS pour montrer ce qu’il m’explique.
Benoît sourit. « Je me rappelle quand je pensais que le TPS était beaucoup trop éloigné de mon travail digital pour être d’un quelconque intérêt. Qu’est-ce que la sécurité au poste de travail pouvait bien signifier pour nous ? Ou des problèmes de stocks ? Nous avons appris beaucoup de choses depuis », dit-il.
Depuis la première image du Système de Production de Toyota, en Japonais, jusqu’à une approche du TPS étape par étape décrite dans Learning to Scale et expérimentée chez Theodo, le diagramme ci-dessous illustre les efforts du groupe pour apprendre, expérimenter et progressivement comprendre le Thinking People System (Système de Réflexion Humaine) – l’autre nom du TPS.
Je demande à Benoît pourquoi il met autant l’accent sur ses gemba walks et le genchi genbutsu. « C’est du management sain. Si je reste dans mon bureau, l’écart entre ma propre vision du groupe et la réalité s’agrandit. J’ai besoin de venir voir régulièrement où nous sommes en difficulté et où nous réussissons », explique-t-il.
Il réfléchit un moment et reprend : « Pour établir une stratégie pour le groupe, j’ai besoin de définir où aller (un point B) et comment y aller (du point A au point B). Mes gemba walks réguliers m’aident à comprendre où est mon point A. Sans une compréhension de mon point A, je n’aurai pas un chemin clair vers mon point B. »
« Une autre raison », ajoute-t-il, « est la connexion avec les équipes : pendant mes gemba walks, je souligne les points positifs, je repère les talents. Le temps que je passe sur le gemba et les questions que je pose montrent l’importance des sujets sur lesquels on se penche. » En effet, ce que j’ai pu observer n’a rien à voir avec un audit traditionnel : pendant le gemba walk, Benoît challenge les équipes par des questions, mais n’offre jamais de solutions. Il me dit que ces gemba walks ont aussi aidé l’équipe managériale : « Nous développons une culture de transparence, de zéro enfumage. C’est un bon moyen de rester focalisé sur les vrais problèmes, sur ce qui importe réellement, et cela peut être difficile car il y a pleins d’angles morts possibles. »
COMBATTRE LA MALADIE DES GRANDES ENTREPRISES TOUT EN SE DEVELOPPANT
« Avec la croissance, Fabrice et moi, rencontrions de plus en plus de problèmes » dit Benoît. Fabrice Bernhard, comme indiqué dans l’article précédent, est le cofondateur du groupe. « Nous nous demandions : est-ce donc vraiment cela notre rêve ? Est-ce le prix de notre croissance ? »
Benoît confirme que la réflexion lean lui a donné une méthode en tant que directeur général. Cela lui montre les prochaines étapes à chaque fois qu’il y a un problème, l’aide avec ses équipes à ne pas se sentir coupable, et lui donne un but et une étoile du nord. « Grâce au lean, on peut réconcilier la satisfaction des clients et le plaisir du travail pour les équipes, répondre aux besoins du client et respecter l’environnement. »
Le lean s’est avéré être le meilleur moyen de combattre le risque de développer la « maladie des grandes entreprises ». Benoît se souvient que ses premiers pas sur le marché du travail l’ont convaincu de ne jamais travailler pour une grosse boite.
Lui et Fabrice ont donc développé une façon innovante de soutenir la croissance de Theodo. À chaque fois qu’ils ont le sentiment d’avoir l’expertise sous la main et une niche à investiguer, ils créent une spin-off avec une paire de haut potentiels, qui prendront les rôles de directeur général et directeur technique, tout comme ils l’ont fait au démarrage de Theodo. Cela leur permet d’offrir une grande variété de produits et services. L’analyse des bacs rouges sur les offres qui n’ont pas abouti révèle régulièrement un pan de compétences manquantes – que cela soit dans les ventes ou la technologie – et les spin-offs sont une opportunité de les développer.
Benoît croit profondément qu’une entreprise experte est plus visible sur le marché qu’un groupe qui sait tout faire. La dernière spin-off de Theodo est Hokla, qui utilise une expertise digitale pour suivre les traitements médicaux (data-mining, traçage des effets d’un traitement ou maladies chroniques).
Les spin-offs sont également un bon moyen de retenir les membres du groupe à fort potentiel et de leur offrir une carrière ambitieuse en tant que cofondateur d’une entreprise. Et, bien évidemment, diriger des organisations petites, lean, compétentes et autonomes réduit le risque de développer une bureaucratie centralisée.
Benoît et Fabrice ont peut-être trouvé une façon lean de croître sur différents segments de marchés : tout comme des petits lots sur une ligne de production, de petites entreprises ont une meilleure chance de transmettre la valeur plus rapidement vers le client.
Article de Catherine Chabiron, paru en anglais sur Planet-Lean.com et traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez
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