Le Lean donne à chacun un cadre de travail pour apprendre en permanence et faire toujours mieux son travail. Un dirigeant qui n’a pas compris cela ne sera pas capable d’orienter l’organisation dans la bonne direction. par Michael Ballé
Bureaucrate ? Technocrate ? Agiliste ? Entrepreneur? Leaniste ? Les entreprises sont des entités complexes qui dépassent souvent nos perspectives propres. A partir de notre éducation, de notre expérience et sous l’influence de notre entourage, nos esprits construisent – souvent inconsciemment – des modèles implicites que nous utilisons pour forger des opinions sur la manière dont le monde devrait fonctionner et dont nous devrions contribuer.
D’autre part, le nombre de ces modèles structuraux n’est pas infini. Ils correspondent tous à quelques croyances profondes sur ce à quoi une entreprise devrait ressembler, comment elle devrait se comporter et donc comment elle devrait relever ses défis de performance. La fabrication d’outils est une caractéristique si profondément ancrée chez l’être humain que nous appréhendons instinctivement l’artisanat. En effet, certains chercheurs considèrent que l’évolution du langage et de la coopération résulte de notre capacité originelle non seulement à fabriquer des outils, mais à enseigner délibérément aux autres comment le faire – une caractéristique unique dans le règne animal. Nous comprenons facilement comment un artisan interagit avec les objets qu’il crée, et dans une certaine mesure, avec les outils ou machines qu’il utilise pour ce faire. De la même manière, nous « pigeons » instinctivement la relation maître-apprenti qui entoure l’artisanat, de même que la relation client-artisan. Mais quand le périmètre s’étend, les choses deviennent vite moins intuitives.
Depuis son invention à la fin du XVIIIe siècle, le modèle de bureaucratie rationnel-légal est devenu largement dominant. Il y a eu bien d’autres bureaucraties avant les expériences de la dynastie de Frédéric Guillaume en Prusse, mais aucune n’a accordé autant d’importance au calcul rationnel. L’idée centrale est que tout problème peut être quantifié et les décisions peuvent être prises en fonction d’une analyse coût-bénéfice. Quels bénéfices puis-je en tirer? Quels moyens dois-je engager? Et comment tirer le plus grand parti des coûts que j’engagerai?
Pour être capable de faire de tels calculs rationnels, les personnes doivent devenir…des calculateurs rationnels. Les individus vont être sévèrement encadrés par des rôles, des règles, des hiérarchies, et un processus d’avancement au mérite (le mérite étant essentiellement la capacité à suivre les instructions d’en-haut). Les dirigeants d’une bureaucratie obtiennent des informations du terrain via une chaîne de reporting, prennent les meilleures décisions, qui sont par la suite exécutées en cascadant les instructions à travers la hiérarchie. Les bureaucraties sous-entendent la subordination : les gens feront ce qu’on leur dira, sinon ils seront réprimandés et punis. La bureaucratie n’a pas besoin d’engagement – seulement de force.
Les bureaucrates paraissent froids et indifférents, et souvent incompétents, car ils préfèrent les règles bureaucratiques et les procédures à ce qui a du sens pour les personnes sur le terrain. C’est précisément ce qui fait que les bureaucraties fonctionnent. Nous savons que la rationalité est limitée par 1) l’information que vous obtenez et celle que vous n’obtenez pas (ce que vous ne savez pas et ce que vous croyez savoir, à tort), et 2) par des modèles mentaux défectueux (des idées fausses sur la réalité de la situation) et des prises de décisions biaisées (les humains privilégient la solution qu’ils préfèrent et leur propre avantage par rapport à toute solution différente ou plus coûteuse pour eux). Au bout du compte, de nombreuses décisions bureaucratiques sont absurdes ou intéressées, et rendent folles les personnes qui doivent les supporter.
Mais la beauté de la bureaucratie réside dans sa capacité à croître – et sa stabilité. Les rôles, règles, hiérarchies et la méritocratie sont essentielles pour bâtir de grandes organisations, et personne n’a encore trouvé d’alternative. L’addition des calculs rationnels a rendu le modèle bureaucratique toujours plus puissant, comme nous pouvons le voir dans les nouveaux outils numériques que nous développons pour toujours plus contrôler et rationaliser les comportements humains. De nombreux systèmes web sont en ce moment même en train de calculer pour vous et vous présentent un ensemble réduit de choix que le système pense optimaux, sans prendre en compte vos vraies préférences. Cela déçoit chacun d’entre nous individuellement, mais s’étend sur des millions de personnes.
Les technocrates sont des bureaucrates qui voient le monde avec des yeux d’ingénieurs. Ils ont tendance à être davantage attentifs aux processus qu’à la conformité à un ordre bureaucratique. Ils cherchent à concevoir le système parfait qui fonctionnerait pour le bien commun, parce que les décisions rationnelles sont dorénavant guidées par les connaissances et les principes scientifiques. Le calcul Coûts/Bénéfices n’est plus le résultat d’une estimation par un dirigeant, mais doit être fondé sur une expertise technique. Les technocrates sont perpétuellement à la recherche du meilleur processus, du meilleur système, du meilleur système participatif, de telle sorte que chacun soit heureux parce que le système est bien conçu.
Ils sont perçus comme distants et insensibles, voire carrément malavisés, puisqu’ils interagissent avec des données et non pas avec des personnes vivantes. Un siècle après l’émergence des idéaux technocratiques, l’histoire regorge d’exemples documentés de dérapages technocratiques d’envergure – des projets dont les conséquences ou les effets secondaires imprévus invalident totalement l’intention initiale. La technocratie a prospéré dans l’Union Soviétique et aux Etats-Unis durant les années 1930 comme un mélange de planification centrale, une vénération pour l’ingénierie et le système de production révolutionnaire de Frederick Taylor, qui séparait les opérations de conception (par les ingénieurs) des opérations de production (par les opérateurs). Nous savons comment cela s’est passé. Tandis que la bureaucratie suppose que les décisions des dirigeants sont prises à l’issue d’un calcul rationnel, la technocratie suppose que le comportement humain peut être calculé.
Toutefois, abandonner la technocratie en tant qu’idéal ne veut pas dire abandonner l’apprentissage des systèmes complexes et de la façon de les piloter vers des résultats plus, ou moins, bons. Actuellement, la bureaucratie et la technocratie se sont alliées dans un système de management financier – avec un zeste de numérique. Dès lors que l’on ignore ce qui détermine le chiffre d’affaires et que l’on considère que le revenu « arrive » tout simplement, tous les autres coûts peuvent être décomposés en coûts opérationnels, financiers, exceptionnels et en investissements. La magie de l’EBITDA est qu’il a réduit les complexités qui font une entreprise, comme son positionnement, son innovation, son personnel et sa réputation en un seul chiffre calculable. Les fonds de pension activistes ont compris qu’il leur suffisait de sur-inciter les dirigeants à utiliser la valeur de l’action comme multiple de l’EBITDA pour obtenir les résultats qu’ils veulent, au détriment de tout et de tous.
Les agilistes ne sont pas les premiers à résister aux bureaucrates et aux technocrates. En gagnant en maturité, le développement de logiciels a mélangé les deux gènes de la technocratie et de la bureaucratie des années 1970 dans la très connue méthode de waterfall. Le système a été conçu en étapes (les exigences et le périmètre, la conception du projet, la construction du projet, le test du produit et la correction des bugs) et finalement lancé. Chacune de ces étapes est validée par une « gate review » au cours de laquelle les patrons hiérarchiques donnent leur feu vert au projet ou imposent des changements et/ou des remaniements. Ces principes ont permis de mener des projets de logiciels de plus en plus gros, mais ont également entraîné un gaspillage spectaculaire et des risques d’échecs, car tout pouvait arriver à chaque étape, sans qu’aucune fonctionnalité finale ne puisse être présentée. À l’époque, de nombreux geeks pensaient que des boucles de conception et de test plus rapides et continues, permettraient de livrer des fonctionnalités qui marchent une à une, et permettraient de construire le système brique après brique.
Des programmeurs influents ont créé le Manifeste Agile, dont les principes sont une attaque frontale tant de la bureaucratie (un produit qui fonctionne plutôt qu’une documentation intelligible, la collaboration avec le client plutôt que de la négociation de contrats) que de la technocratie (les individus et les interactions plutôt que les processus et les outils, répondre aux changements plutôt que suivre un plan). L’idée centrale du modèle Agile est que si vous recrutez les bonnes personnes, leur donnez les bonnes informations, et les laissez se débrouiller, elles seront plus efficaces que n’importe quel système organisé. C’est probablement vrai, mais c’est une hypothèse forte – nous avons rarement les meilleures personnes à portée de main ou une mission claire. Et bien que cela fonctionne clairement au cas par cas, cela ne se généralise pas. Chaque tentative d’étendre l’agile à toute une organisation tombe dans le double piège de la bureaucratie (d’où sortent tous ces managers ?) et de la technocratie (d’où sortent tous ces processus ?).
Avant l’Agile, il y avait les « skunk works », et avant les « skunk works », des ateliers d’artisanat, avec des produits sur mesure assemblés dans un atelier où l’on apprend son métier en suivant un maître. L’avantage est une interaction profondément humaine (pour le meilleur ou le pire) avec les clients, les travailleurs et les fournisseurs. L’inconvénient est l’abandon de la qualité (pas de courbe d’apprentissage de masse) et des coûts (pas de volume) au talent arbitraire de maîtres individuels. Sans la standardisation et la spécialisation, les résultats restent incertains.
Les entrepreneurs ont quant à eux encore un tout autre point de vue. Ils ne se soucient guère de la conception d’une organisation, puisqu’ils voient le monde en termes d’opportunités et d’obstacles. Ils concentrent leurs efforts sur des objectifs personnels et ce qu’ils veulent accomplir, et utilisent les ressources à leur disposition pour arriver à leurs fins. Les entrepreneurs sont doués pour tirer profit du système et atteindre leurs objectifs (souvent aux dépens d’autres), puis créent des structures sur mesure pour accomplir de nouvelles choses. Quand ils réussissent, ils réinvestissent et bâtissent des organisations à leur main. Mais après cela ils se retrouvent dans le problème éternel de les structurer – et ils embauchent des bureaucrates, des technocrates et des agilistes dans la foulée.
Les entrepreneurs ne voient pas le risque comme la plupart des gens. La nature humaine cherche à éviter les échecs plutôt que de pourchasser les gains, mais les entrepreneurs sont typiquement à la poursuite du gain plus que dans la crainte de l’échec – ce qui les fait se démarquer des autres dans les risques qu’ils prennent et leur volonté d’accepter les échecs et de passer à autre chose lorsque quelque chose n’est pas rentable. Les agilistes rêvent que chaque équipe autonome possède un entrepreneur en son sein, mais c’est statistiquement improbable. Les entrepreneurs ont également tendance à épuiser leur entourage, car ils n’ont pas le même besoin de sécurité. Ils prennent décision sur décision (qu’ils savent pouvoir corriger si les choses ne tournent pas comme prévu) et sont impatients dans les exigences relationnelles ou le besoin de précision. Nombreux sont ceux qui pensent qu’ils aimeraient travailler pour un patron plus entrepreneur, mais c’est une source classique de désenchantement. Les entrepreneurs utilisent plus qu’ils ne construisent. Ils tiennent à obtenir ce qu’ils veulent et se montrent impatients avec les personnes, les rôles, les règles, les systèmes, ou le besoin de sécurité et de stabilité d’une équipe.
Les dirigeants emploient chacune des quatre approches selon la situation, mais ont tendance à se concentrer sur un de ces quatre modèles mentaux – en faisant des exceptions selon la taille et le périmètre dont on parle. Les bureaucrates préfèrent avoir des rôles et des règles plus claires et tolèrent moins l’opinion individuelle et les cas spécifiques, privilégiant le respect des règles par rapport aux compétences. Ils comprennent que le système n’est pas parfait mais pensent qu’une implémentation toujours plus rigoureuse aura un meilleur rendement (si tout le monde faisait son job comme prévu, tout se passerait bien, et personne n’aurait besoin de regarder au-delà de sa fonction). Les technocrates sont constamment à la recherche d’un point de vue d’expert pour reconcevoir des processus existants, ils n’ont pas de patience pour la « résistance au changement », et cherchent de meilleurs leviers de motivation pour faire en sorte que les gens fassent ce que l’on attend d’eux. Ils ont du mal à comprendre que le vrai but d’un système réside dans les résultats qu’il recherche, pas dans les résultats prévus dans sa conception – et donc, quand les résultats ne sont pas au niveau, ils proposent un nouveau système. Les agilistes, quant à eux, veulent totalement se débarrasser du management, organiser les gens dans des équipes autonomes et les laisser se débrouiller. Ils acceptent le besoin d’une coopération de haut niveau et sont sans cesse à la recherche d’un moyen d’y parvenir sans étouffer l’autonomie de l’équipe. Quant aux entrepreneurs, ils sont prêts à tout pour que tout aille dans leur sens, peu importe le système.
Un moyen de représenter cela serait de définir l’orientation selon deux dimensions : l’orientation vers les systèmes ou vers les gens, l’orientation vers la stabilité ou vers le changement. Les bureaucrates veulent garder le système actuel stable alors que les technocrates veulent le changer. Les agilistes veulent conserver un système stable d’équipes autonomes dans le but d’obtenir le meilleur des gens (et qu’ils soient plus « agiles » dans leur livraisons) alors que les entrepreneurs veulent un changement rapide de la part des gens pour obtenir ce qu’ils souhaitent.
Le Lean est déroutant pour toutes ces catégories de personnes, parce que le Lean regarde le problème de la conception d’une organisation d’un point de vue totalement différent. Les penseurs Lean – j’aime les appeler les Leaneux – cherchent à trouver un juste milieu entre les avantages de la qualité et de la productivité des grands volumes et le soin des détails et la créativité de l’artisanat. Ils acceptent le besoin d’avoir une hiérarchie de rôles et de responsabilités. Ils reconnaissent aussi le besoin de développer de meilleurs processus et des flux de valeur plus intelligents. Ils estiment que les personnes sont plus performantes lorsqu’elles sont intégrées dans des équipes autonomes organisées en réseaux de valeur avec des interfaces claires. Pour conclure, ils sont constamment à la recherche d’entrepreneurs qui apporteront de nouvelles perspectives et initiatives et pourront entraîner tout le monde. Le défi des Leaneux est différent : obtenir la contribution volontaire de tous dans le travail d’amélioration.
La différence cruciale est que les autres approches signifient faire quelque chose aux gens. Le Lean a pour intention de 1) donner aux gens un moyen de s’auto-évaluer, 2) de telle sorte que chacun puisse choisir un sujet d’apprentissage (pour apprendre comment quelque chose fonctionne vous devez essayer de le changer), 3) essayer-échouer-analyser-essayer de nouveau jusqu’à ce que le problème soit de mieux en mieux compris, et 4) partager cette nouvelle compréhension avec les autres pour, collectivement, construire des solutions globalement meilleures.
La méthode Lean est bien connue : être ouvert sur les enjeux de haut niveau auxquels l’organisation est confrontée, aller sur le terrain et demander aux gens de rendre leurs problèmes visibles, de les résoudre un à un pour développer une culture de « problèmes d’abord » (la recherche de problèmes et la résolution des problèmes), demander au management de rédiger, mettre à jour et améliorer les standards, de promouvoir le kaizen individuel (par un système de suggestions) ou en équipe (les cercles qualité), apporter du soutien aux gens au fur et à mesure qu’ils expérimentent et apprennent et, pour conclure, à partir des visites terrains, amener les dirigeants à s’entendre sur un modèle fonctionnel plus profond décrivant la façon dont l’organisation fonctionne réellement. Lorsque cela arrive, les équipes de direction prennent au quotidien des décisions meilleures et plus collaboratives et la performance monte en flèche.
Cette approche est vérifiée, pragmatique, extrêmement bien documentée – et pourtant son assimilation par les dirigeants reste toujours aussi lente. Le point crucial est que le Lean est une méthode qui repose sur l’apprentissage personnel et volontaire. On ne fait pas des choses aux gens. On leur donne un environnement dans lequel ils peuvent s’auto-évaluer et choisir d’apprendre – ou pas.
Cela est contre-intuitif pour tout dirigeant. Les directeurs exécutifs, après tout, pensent que leur job est « d’obtenir l’exécution » :
- Les bureaucrates veulent écraser tout écart aux standards et aux normes et ne tolèrent pas les opinions « cas spécifiques » et les initiatives trop originales;
- Les technocrates cherchent des solutions au niveau des systèmes et ne portent aucun intérêt aux idées précises issues du terrain, qui sont pourtant clés pour apporter de la valeur;
- Les agilistes aiment à penser que tout le monde est compétent et performant dans son travail et se tiennent à l’écart du désordre et du stress émotionnel qui adviennent quand vous donnez aux gens les moyens de sortir de leur zone de confort (que devez-vous voir pour améliorer votre propre qualité et productivité);
- Les entrepreneurs n’ont aucune patience pour tout ce qui n’apporte pas des résultats rapides ou des réponses rapides des gens à leurs demandes spécifiques.
Et donc, quel type de dirigeant êtes-vous ? Si vous êtes intéressé par le Lean, êtes-vous en train de faire revenir le Lean vers la bureaucratie sans vous en rendre compte (avec un bureau Lean interne et des audits Lean), la technocratie (avec des consultants concevant des flux de valeurs Lean), l’agile (en vous limitant à du coaching au niveau des équipes, mais rien d’autre), ou vers l’entrepreneuriat (en utilisant le Lean pour pressurer toujours plus le système pour votre propre bénéfice)?
Un réel engagement dans le Lean signifie comprendre que le système d’apprentissage Lean est en réalité un système d’auto-évaluation que vous introduisez dans l’espace de travail, de telle sorte que chacun puisse choisir un sujet d’apprentissage chaque jour – et partager ses découvertes avec les personnes qui l’entourent. Le Système de Production de Toyota fut décrit autrefois comme le « Système des Personnes qui Réfléchissent » – et c’est le cas encore maintenant. C’est à la fois la source de sa formidable capacité à mieux répondre ensemble aux défis et la raison pour laquelle si peu de dirigeants font l’effort d’apprendre à l’utiliser comme il se doit. Il s’agit de donner à chacun un cadre pour faire un meilleur travail, volontairement.
Michael Ballé
Article original paru dans Planet-Lean.com.
Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez
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