Nos apps nous rendent fous. Ou plutôt nous transforment en incapables. Pour gagner, il faut bien réagir aux situations complexes, incertaines et changeantes. Bien réagir dépend de nos capacités d’observation et d’orientation : comprendre ce qui se passe et aborder la situation dans le bon sens. Les deux se travaillent. Pour observer il faut avoir une idée de ce qu’on regarde, sinon on risque de passer à côté de l’éléphant dans la pièce. Pour s’orienter, il faut avoir en tête des schémas d’action clairs, une palette de réactions possibles acquise par l’expérience et la théorie. En pratique, les compétences d’observation et d’orientation se construisent progressivement en allant voir les situations de près sur le terrain, en faisant des plans (quitte à ne pas les mettre en œuvre si les circonstances ont changé), en les mettant en œuvre avec énergie, en évaluant les conséquences et en tirant des apprentissages.
Penser ainsi permet de se forger, progressivement, une meilleure capacité d’action et donc de créer de meilleurs résultats, même dans les situations les plus adverses. Nous sommes en guerre. Comment peut réagir une entreprise si sa facture d’électricité double du jour au lendemain ? Si on ne sait plus approvisionner une matière essentielle ? Si les clients regardent leur budget de plus près et dépensent moins ? Chacun de ces évènements défavorables est également l’occasion de gagner de la part de marché (tous les concurrents subissent les mêmes pressions), d’arrêter de faire des choses absurdes, de s’entourer de managers plus astucieux et, au final, de renforcer l’entreprise. C’est pour cela que le PDCA est au centre de toutes les démarches lean : Plan, faire des plans sur les changements nécessaires ; Do, les réaliser dans des conditions limitées et contrôlées ; Check, vérifier les impacts et Act, en tirer les conclusions pour adopter, adapter ou abandonner l’idée.
Les différents outils du lean sont tous construits sur le PDCA et la confrontation entre ce qu’on avait prévu (le plan) et le résultat réel de manière à sans arrêt faire réfléchir les personnes : avions-nous bien compris la situation ? Le plan était-il bien formulé ? Avons-nous su agir intelligemment ? Savons-nous prendre la distance qu’il faut pour évaluer les impacts de notre action ? Quelles conclusions pouvons-nous en tirer et quelle compréhension devons-nous modifier ?
Mais cette capaciter à observer et s’orienter est actuellement constamment attaquée par la prévalence de nos systèmes, qu’il s’agisse de Waze sur les téléphones, de l’ERP en entreprise, ou du fichier client dans n’importe quel magasin. Les apps nous disent comment réagir, tout le temps. Les apps nous permettent d’être apparemment plus productifs tout le temps en ne se posant plus aucune question et donc en ne planifiant plus de temps pour se poser des questions. De même que les chauffeurs de taxis n’ont plus la carte de leurs villes en tête, nous abandonnons progressivement toutes les cartes de nos territoires pour se cantonner à faire notre travail, plus vite, plus densement, sans jamais lever le nez.
Le lean est une méthode pour développer les gens en leur apprenant d’abord à réfléchir par eux-mêmes, à reconnaître leurs intuitions et à prendre des initiatives. Le lean conduit ensuite à créer des structures de communication qui permettent de faire collaborer ces énergies pour bâtir une véritable intelligence collective. Le lean est en fait une machine à idées nouvelles, ce que Taichi Ohno appelait « échapper à la logique en place » pour mieux observer et mieux s’orienter. Mais pour que cela fonctionne il faut chercher ces idées nouvelles et les valoriser.
On ne peut réussir sans créer du sens – comprendre ce qui se passe, le partager et se mettre d’accord sur les priorités. Créer du sens ne se produit pas spontanément, contrairement à trouver son sens (où est-ce que je m’y retrouve là-dedans) qui nous vient naturellement. Les systèmes d’aujourd’hui créent le sens pour nous et du coup chacun s’interroge de plus en plus sur le sens qu’il y trouve. Sans engagement dans la création de sens commun, quel intérêt peut-on trouver à la discipline ou aux sacrifices, si petits soient-ils ? Pour créer du sens il faut arrêter cinq minutes de réagir et se remettre à réfléchir : quel problème cherche-t-on à résoudre ? Où cette action nous mène-t-elle à horizon de trois ans ? Avec qui souhaiterais-je parcourir ce chemin ?
Flux de valeur par flux de valeur, il est urgent de respirer et se reposer les questions fondamentales :
- Où va le marché ?
- Avec quels produits et services doit-on y aller ?
- En développant des relations de confiance avec quels clients ?
- En s’appuyant sur quels leaders internes ?
- En développant des partenariats avec quels fournisseurs ?
Et sur chacun de ces points, quelle est la première chose à apprendre pour mieux comprendre la question ?
Ce ne sont pas des questions pour les seuls dirigeants. Ce sont des questions que nous voulons partager avec tout le monde dans l’entreprise pour créer du sens collectif au-delà des systèmes informatiques qui, en fin de compte, ne sont là que pour nous faire rester sur place. Il s’agit de débats que nous devons animer en ouvrant des espaces de discussion et de réflexion pour permettre à chacun de participer et de s’engager s’il le souhaite.
Les outils du lean nous permettent d’aborder ces questions avec rigueur et de partager visuellement les réflexions pour se forger un sens commun grâce aux structures de communication, du kanban et du jidoka au hoshin kanri, qui soutiennent la dynamique collective. Mais pour que les outils portent leurs fruits il faut que l’intention soit là : observer et s’orienter. Et pour cela créer des espaces de meilleure discussion et meilleure réflexion, personnellement et collectivement.
Depuis l’origine de la science-fiction, ses auteurs craignent le jour où les machines et les robots prennent le contrôle du monde et dominent l’espèce humaine. C’est peut-être en train de se produire, mais pas là où on pense – les systèmes digitaux sont en train de remplacer dans nos esprits nos capacités à planifier, puis, de là, à apprendre. Observons et orientons-nous pour réagir et reprendre la main !
Michael Ballé
Erik Nezeraud
Un propos élémentaire et vital. Élégant également. Vous en remerciant sincèrement.