Plutôt que de chercher à résoudre des problèmes précis, ne devrions-nous pas chercher à axer notre amélioration sur des ruptures ?
Bien vu ! La résolution de problèmes est un outil, pas une fin en soi. Nous cherchons les ruptures. La question est: comment les atteindre? La théorie habituelle sur la manière d’atteindre de nouvelles « ruptures » s’articule autour du fait que l’esprit est une machine qui tourne en roue libre sans bouton « off ». On nous explique que les découvertes découlent soit d’un moment béni où le ciel se déchire, soit du fait de ressasser un problème, l’incuber en quelque sorte, jusqu’à ce que la solution émerge d’elle-même. Cela reflète en fait la manière dont émergent chaque jour nos idées: soit elles apparaissent spontanément à l’occasion d’une intuition soudaine, soit elles nous torturent comme une dent cariée jusqu’à ce qu’après des heures de gamberge, elles prennent forme, et… Eurêka!
De ce point de vue, la résolution de problèmes semble effectivement assez rébarbative – résoudre des problèmes dans le cadre des processus existants avec pratiquement aucune chance de remettre en cause les hypothèses et de donner naissance à des idées innovantes.
Les idées nouvelles jaillissent souvent d’une reformulation – une personne a exactement les mêmes données que les autres, mais appréhende la situation d’une manière différente, pour aboutir à une perception radicalement nouvelle. Il y a quelque-chose de magique dans cette reformulation, qui nous permet de nous concentrer sur le moment où ce « changement de perspective » se produit. Considérons par exemple le problème mathématique suivant : quel est le numéro de la place sur laquelle est garée la voiture dans l’image ci-dessous ?
16, 06, 68, 88, ?, 98 – quel est le nombre entre 88 et 98? Vous avez trouvé ? Vous jetez l’éponge ? Maintenant, reformulons la question :
- OK, il y avait un truc. Mais c’est exactement ainsi que fonctionne un changement de perspective. Charles Darwin ne regarde pas comment une espèce évolue de manière intrinsèque, mais se demande pourquoi certains traits d’une même espèce disparaissent alors que d’autres s’épanouissent – et réalise que c’est la sélection naturelle qui est à l’œuvre. Albert Einstein imagine le monde vu par un voyageur assis sur un photon, sachant que la vitesse de la lumière est partout la même – et d’un coup tout est chamboulé, y compris l’espace et le temps, etc.
L’intuition vient en général de la capacité à établir des liens différents. Cela se produit typiquement dans trois contextes (évidemment, il n’y a pas deux cas identiques) :
- Des données nouvelles, des informations ou des idées qui sont soudain reliées à des choses que nous savions déjà
- Une incohérence entre ce que les gens nous disent et notre compréhension des liens existants, et nous creusons tant et plus jusqu’à ce que nous comprenions soit que ce qu’on nous a dit est faux, soit que notre conception doit être amendée.
- Nous faisons subitement attention à un élément que nous avions jusque-là négligé, et qui chamboule tout si on l’observe différemment.
Il y a probablement bien d’autres sources d’intuition, allant de l’analyse précise et pas à pas jusqu’aux messages divins, mais l’expérience que j’ai acquise de mon observation de l’émergence des idées sur le Gemba me pousse à distinguer trois grandes classes, qui sont (1) avoir connaissance d’une nouveauté et établir des liens nouveaux entre des éléments que nous avions déjà (c’est souvent ce qui arrive au cours des VSM, par exemple), (2) être certain d’une théorie et ne pas comprendre pourquoi elle ne fonctionne pas dans certaines circonstances (beaucoup de problèmes du quotidien tombent dans ce cas), (3) découvrir qu’un point de détail qui avait été considéré comme négligeable jusque-là est en fait prépondérant (typique des problèmes de qualité).
J’insiste ici sur le fait que quel que soit le mécanisme mental qui nous fait établir les liens différemment, encore faut-il avoir à sa disposition les données de base.
Découvrir des liens nouveaux
Les principales sources émotionnelles de créativité restent la curiosité, l’obsession (et parfois aussi le « désespoir créatif ») qui font que l’on continue de collecter plus de faits et d’essayer de constituer le puzzle dans notre esprit de différentes manières, jusqu’à ce que tout s’assemble d’une manière nouvelle. Sans la volonté permanente de collecter des faits et observations nouveaux, tel un collectionneur de coquillages sur la plage, il y a peu de chances de voir apparaître une intuition nouvelle.
C’est pourquoi la Résolution de problèmes est essentielle. Il ne s’agit pas de résoudre tous les problèmes jusqu’à obtenir le processus parfait, comme si extraire tous les grains de sable de la machine allait lui permettre de fonctionner parfaitement. Dans la vraie vie, les problèmes sont une confrontation entre la manière dont nous travaillons et un environnement évolutif – résolvez un problème, un autre apparaîtra. Après avoir écarté les eaux de la Mer Rouge et permis à son peuple d’échapper à la poursuite des Egyptiens, Moïse et le peuple juif se sont trouvés … du mauvais côté du désert du Sinaï.
La Résolution de problèmes est en fait un outil pour permettre aux gens de s’approprier leur propre expérience et de la confronter avec ce qui arrive réellement, ici et maintenant. Les adultes tirent leur apprentissage de l’autoréflexion sur leurs propres expériences et du tri de ce dont ils sont sûrs, de ce qui est incertain et de ce dont ils n’ont aucune idée. Sans cette prise de hauteur sur notre propre expérience, il devient impossible de nous en détacher et de rechercher des idées nouvelles – comme on le voit chez certaines « têtes de pioche », qui refusent de voir de nouvelles expériences ou des faits nouveaux, et continuent à utiliser les vieilles recettes sans prendre en compte ce qui se passe autour d’eux.
La Résolution de problèmes est une clé pour repartir du bon pied, découvrir des données nouvelles, revisiter ce que nous croyions savoir et parfois, les bons jours, avoir de nouvelles intuitions.
Mais clairement, pour que cela puisse arriver, encore faut-il être à la recherche d’idées nouvelles, et pas seulement de solutions. De nombreuses approches de l’excellence opérationnelle se préoccupent trop de la gestion des problèmes pour la réduction de la variation plutôt que de créer un espace de réflexion pour permettre d’appréhender différemment la situation dans son ensemble, ce qui est la porte d’entrée à la rupture innovante.
C’est pourquoi les chantres de la pensée Lean utilisent les A3 pour partager le savoir à travers des « universités » plutôt que pour résoudre les problèmes
Travail de fond
Le fonctionnement de ces « universités » s’appuie essentiellement sur des présentations croisées de ce que l’on a appris en explorant un problème difficile. Par exemple, si une équipe de sept personnes tient une université d’une heure chaque semaine, cela signifie que chacun dispose de sept semaines pour résoudre un problème en utilisant le PDCA, et pour présenter non seulement ses conclusions, mais aussi son processus de réflexion à ses collègues. Dans d’autres cas, si l’université se tient tous les mois, cela signifie qu’on a sept mois pour résoudre le problème et ainsi de suite.
Ces universités préparent le terrain pour établir les liens en termes de :
- Développement personnel: chaque personne a l’opportunité (et l’incitation) de traiter un problème dans le détail et d’explorer des manières alternatives de le résoudre, y compris en utilisant des technologies alternatives.
- Travail d’équipe : présenter aux autres donne des occasions de partager des idées, des faits, et d’établir des liens jusque-là ignorés ou inconnus
La Résolution de problèmes doit être pilotée – pour être productifs, les gens qui résolvent le problème doivent ressentir un challenge créatif. La Résolution de problèmes ne doit pas servir à contourner le problème (trouver une manière astucieuse de l’éviter) ou à le refiler à quelqu’un d’autre.
Par exemple, le PDG de Proditec, une société qui fabrique des machines d’inspection visuelle high-tech pour l’industrie pharmaceutique, cite un client coréen qui lui avait indiqué qu’un type particulier de défaut n’était pas détecté par la machine après son installation – tout à la fin du processus de vente.
Le client a suggéré une solution qui résoudrait le problème dans 99% des cas, sous réserve d’ajouter une fonctionnalité supplémentaire à la machine. Le PDG a trouvé que la solution était coûteuse et ne résolvait pas complètement le problème.
Il a donc poussé son équipe R&D à explorer de nouvelles solutions optiques pour résoudre le problème dans 100% des cas sans impacter trop fortement le coût, en cherchant à utiliser des caméras bas coût que l’entreprise n’avait pas l’habitude d’utiliser jusque-là. Chercher à résoudre le problème de cette manière pouvait apparaître plus difficile, mais ils apprendraient comment éviter la récurrence des problèmes qui se seraient posés ultérieurement s’ils avaient implémenté la solution de contournement.
Dans ce type de contexte, le rôle du leader est essentiel pour s’assurer que les gens ne se jettent pas sur la première solution venue, mais explorent le problème en profondeur pour trouver des contremesures plus innovantes. Dans ce cas-là, résoudre un problème client a permis l’exploration innovatrice, sous l’impulsion du PDG.
C’est typiquement ce genre de sujet qu’on présente dans un A3 lors des universités de l’entreprise.
La Résolution de problèmes mène à de solutions innovantes quand elle n’est pas utilisée comme un moyen de mettre la pression sur les gens pour qu’ils résolvent le problème et passent au suivant, mais plutôt pour qu’ils réfléchissent en profondeur à la situation actuelle (Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?) et explorent des manières innovantes de résoudre le problème sans avoir recours à l’investissement. De telles idées nouvelles peuvent déboucher sur d’autres intuitions, et parfois sur une innovation à part entière, qui pourrait alors justifier l’investissement.
In fine, l’amélioration de performance ne viendra pas du fait de creuser dans la montagne des problèmes non résolus pour atteindre une hypothétique situation « sans problèmes », mais en observant avec attention des problèmes particuliers à même d’augmenter le flux d’idées à travers l’organisation.
Traduit de l’américain par François Lopez.
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