On nous dit que les personnes sont au cœur du lean, et pourtant les émotions – que nous ressentons et exprimons tous chaque jour – sont largement absentes du discours lean. Les auteurs Michael Ballé et Fabian Sampayo discutent du rôle que celles-ci jouent dans une transformation lean.
Cela fait des semaines que vous vous préparez à la visite de votre sensei. Vous êtes fier des expérimentations que vous avez menées avec les opérateurs sur le terrain, vous avez des questions lancinantes que vous souhaitez lui poser, vous êtes impatient d’apprendre.
Le jour venu, le sensei demande d’abord, « Montrez-moi le service client, là où vous recevez les retours clients. » Vous êtes surpris et pris à contre-pied. Personne ne va jamais dans le coin de l’entrepôt où sont stockés les articles retournés. C’est embarrassant de voir le peu d’attention que les gens portent aux produits défectueux qui sont arrivés jusque dans les mains des clients. Le sensei secoue sa tête et dit quelque chose du genre, « Personne ici ne s’intéresse à la qualité. » « Maintenant, montrez-moi d’où les camions partent. » En traînant à nouveau les pieds, vous vous dirigez vers le capharnaüm habituel qu’est votre quai d’expédition, avec des boîtes et des boîtes de trucs en attente d’expédition sans logique claire. Le sensei se gratte la tête de lassitude et soupire, « Personne ici ne s’intéresse à la livraison non plus. »
Quand enfin vous avez atteint la zone sur laquelle vous avez travaillé si dur pour l’améliorer, les gens sont à cran. Vous percevez un mélange de stupéfaction, de malaise, et de rancœur chez vos collègues. Certains marmonnent déjà que tout cela est une perte de temps. Dans la cellule de production, le sensei ne montre absolument aucun intérêt pour ce que vous avez préparé avec tant d’attention. Il pointe du doigt une boîte et vous demande d’expliquer ce qu’elle fait ici. Il pointe ensuite un poste de travail et demande : « Pourquoi les pièces se trouvent-elles si loin hors de portée de l’opérateur ? » Les visages se ferment, tout le monde est vexé, et les justifications (ça a toujours été comme ça) et les rationalisations (en fait, c’est bien parce que …) fusent dans tous les sens. Vous êtes énervé et honteux. Vous aimeriez n’avoir jamais suggéré cette visite. Déjà vu ? C’est probablement le cas si vous avez déjà travaillé en direct avec un sensei. Si les visites des senseis sont si douloureuses, pourquoi donc les vétérans du lean continuent-ils de clamer qu’elles sont l’unique moyen de vraiment apprendre le lean ? Que se passe-t-il ?
Les adultes apprennent en assumant la responsabilité de leurs erreurs
Comme tout éducateur expérimenté, le sensei sait que les adultes n’apprennent que lorsqu’ils reconnaissent avoir fait une erreur, l’admettent, et puis cherchent à la corriger. En effet, les théories de l’enseignement reconnaissent deux phases dans le processus d’apprentissage. Premièrement, allumer l’étincelle, créer et entretenir l’envie d’apprendre. Deuxièmement, apporter des micro-corrections aux gestes et concepts jusqu’à ce que la personne réussisse. Le premier point est amusant, le dernier pas tant que ça – mais sans celui-là aucun apprentissage ne peut avoir lieu. Le gap entre ces deux phases est créé en engageant les apprenants sur des problèmes difficiles, des problèmes sur lesquels ils travailleront jusqu’à ce qu’ils les maîtrisent et aient à la fois une compréhension plus profonde et des compétences pratiques en faisant.
Mais pour que l’enseignant enseigne, l’élève doit apprendre, ce qui signifie reconnaître et admettre ses erreurs. Constater que quelque chose a bien fonctionné ne nous aide pas à changer nos schémas mentaux. Les bonnes nouvelles sont agréables et intuitives et servent à renforcer des connexions mentales déjà existantes. L’apprentissage a lieu lorsque quelque chose n’a pas marché comme prévu et que de nouvelles corrections doivent être faites. Comme tous les enseignants expérimentés, les senseis vont pointer dans la direction des problèmes que vous ne percevez pas en tant que problème, mais où ils savent que vous trouverez la réponse aux questions que vous vous posez, bien que vous ne vous y attendiez pas. Ils disent : regardez là, voyez l’erreur que vous avez commise, puis vous comprendrez. Ce n’est jamais très plaisant. Cela nous met au pied du mur, généralement face à vos collègues. Cela déclenche nos réponses instinctives de type « combat, de fuite ou de sidération ». Si nous ne sommes pas prêts à cela, la colère et la honte troubleront notre réflexion au point que nous n’apprendrons rien parce que nos esprits seront complètement fermés.
Ce n’est pas naturel : honte, blâme et ridicule
Nos esprits détestent les erreurs. Nos cerveaux sont câblés pour l’auto-justification. La dissonance cognitive, la tendance à ignorer l’évidence au profit de croyances antérieures, est une des lois de la psychologie sociale les plus prouvées de façon empirique, avec plus de 3 000 expérimentations la démontrant. Nous nous justifions constamment à nous-mêmes nos croyances insensées, nos mauvaises décisions, et nos actes blessants, et réagissons avec émotion lorsque nous sommes brutalement confrontés à la vérité.
Le premier pas vers l’apprentissage, la résolution et la restauration des relations humaines est de reconnaître que nous avons fait quelque chose qui semblait bon à un moment donné, mais qui s’est par la suite avéré être complètement faux. Dans la mythologie du lean, le premier livre de Taiichi Ohno sur le management du poste de travail commence par la nécessité de reconnaître ses propres erreurs. Le premier chapitre a pour titre « Les sages corrigent leurs erreurs » et commence par le dicton « même un voleur a raison 3 fois sur 10 ». Ohno conclut que si un voleur a raison trois fois sur dix, une personne normale devrait avoir raison cinq fois – ce qui signifie qu’il a tort cinq fois. Son second chapitre est nommé « Si vous avez tort, admettez-le. »
La difficulté est qu’admettre son erreur met sérieusement à l’épreuve l’estime de soi. Premièrement, notre besoin interne de cohérence, notre croyance de supériorité (être convaincu que nous raisonnons mieux que les autres) pourrait nous empêcher de reconnaître une erreur quand nous la voyons. Puis l’image que nous nous faisons de nous-même est en jeu. Si nous reconnaissons une erreur, ne paraîtrons-nous pas stupides, faibles ou insensés auprès des autres ? Enfin, il existe un sens d’auto-préservation sain – si nous reconnaissons avoir fait une erreur, n’allons-nous pas être blâmés et punis ?
Personnellement, pour notre ego, et socialement, par peur du châtiment, les enjeux sont considérables. Il n’est pas étonnant que les émotions défensives entrent en jeu, et ce de façon vive. Les émotions se manifestent en nous de deux façons : par type et par puissance – qualité et quantité si vous voulez. D’abord, il y a l’émotion dominante que vous pouvez ressentir, par exemple la honte, la peur ou la colère. Puis il y a le volume de cette émotion, de légère à insurmontable, d’inquiétante à terreur aveuglante, et ainsi de suite. D’autant plus que les émotions sont souvent mélangées, ce qui les rend plus difficiles à gérer. Lorsque le sensei pointe du doigt ce que nous avons raté, nous ressentons généralement de la honte et de la contrariété, mais aussi de la curiosité et de l’excitation. Les visites d’un sensei sont inquiétantes, et nous détestons être sous le feu des projecteurs, mais elles sont aussi tout un événement, enthousiasmantes et amusantes, et nous aimons y être. Il y a tant d’émotions générées en même temps.
L’agilité émotionnelle est une compétence qui s’acquiert
Ce mélange émotionnel est spécifique à chacun et dans un contexte donné. Pourtant, certaines personnes possèdent une plus grande agilité émotionnelle que d’autres. L’agilité émotionnelle est par essence l’opposé de la rigidité émotionnelle. Lorsque nous sommes mis sur la sellette, nous avons tendance à nous accrocher soit à une idée, soit à une émotion (ou au déni). « Je suis très en colère en ce moment » signifie « ne me demandez pas d’être raisonnable et d’écouter »; « ce n’est pas ce que nous avons tenté de faire » signifie « ne me demandez pas de réfléchir davantage sur ce sujet »; « Je ne vois pas le rapport » signifie « ne me demandez pas de tenir compte de cela. » L’idée étant qu’avec un stimulus suffisamment fort, n’importe qui se laissera piéger. Effleurez une corde sensible, et vous obtiendrez une réaction. C’est tout à fait normal.
Mais il arrive parfois que nous nous retrouvions bloqués dans cette situation, que nous n’arrivions pas à passer outre l’idée, l’émotion ou le déni. Cela devient très compliqué parce que non seulement cela bloque notre réflexion rationnelle et notre apprentissage, mais crée également des fractures politiques. Une fois que nous sommes bloqués sur une émotion, nous allons naturellement l’auto-justifier et la justifier, chercher des alliés pour valider nos raisons d’être bloqués (« C’est inadmissible, n’est-ce pas – aidez-moi à combattre cela »). Se retrouver bloqué signifie que nous nous privons de l’apprentissage, mais nous en privons également tous les autres en manœuvrant pour éliminer complètement le sujet de la discussion, uniquement dans le but de justifier notre comportement émotionnel ou notre étroitesse d’esprit.
L’agilité émotionnelle implique d’accepter qu’avec un stimulus suffisamment puissant, vous finirez par vous faire piéger d’une certaine manière, afin de vous entraîner par la suite à ne pas vous retrouver coincé. Il y a plusieurs approches différentes. Dans le monde anglo-saxon, cela revient souvent à mener une réflexion sur nos valeurs profondes, et à réaliser que nous sommes piégés par quelque chose qui n’est pas réellement « nous ». En Asie, il s’agit davantage de lâcher prise, de laisser les émotions et les idées s’atténuer après avoir respiré calmement un grand coup. En Amérique latine, cela implique le sentiment de ne pas être le seul dans cette situation, et de garder un sens de l’humour, et ainsi de suite. Chaque culture a sa façon préférée d’aider les gens à se décoincer, et chaque individu est différent et trouvera son propre chemin vers l’agilité émotionnelle. Mais il faut toujours commencer par comprendre qu’il est normal de se sentir piégé et de rester coincé devant des défis imposants – et faire face à ses propres erreurs est sans aucun doute un réel défi.
De l’émotionnel au rationnel : ne pas juger, reconnaître, réfléchir et être généreux
Existe-t-il une manière d’aider les gens sans se faire piéger ni rester coincé ?
Cette manière existe, et vous remarquerez que ceux qui ont une relation de longue date avec un senseï réagissent bien mieux que ceux qui le rencontrent pour la première fois. C’est un fait bien connu de la relation sensei-apprenant que la session de débriefing est tout aussi importante que le temps passé sur le gemba. C’est à ce moment que les idées sont exprimées, que les croyances sont examinées, que l’apprentissage est pris en compte et que la relation est établie.
Les senseï expérimentés savent que leur rôle consiste à vous aider à vous décoincer par le raisonnement. Ils sont également conscients de la nécessité d’entretenir une bonne relation afin d’enseigner. En d’autres termes, ils ont besoin d’établir la confiance. Comment y parvenir alors qu’une partie clé de leur travail est de pointer du doigt vos erreurs ? Il est évidemment difficile de faire confiance à quelqu’un qui va probablement vous faire passer pour un idiot au moment le plus inattendu. Les senseï expérimentés savent cela, et ont des antidotes connus, par exemple ne pas juger, reconnaître, réfléchir et être prêt à aider :
- Ne pas juger : Lorsqu’elle se retrouve mise sur la sellette, la personne se sent jugée – aussi bien par elle-même que par les autres. L’image de soi est écornée, ce qui provoque des émotions défensives. Le senseï comprend cela, il essaie donc de n’exprimer aucun jugement sur les personnes – et se concentre plutôt sur la situation. Il pointe du doigt, explique, essaie d’éviter tout jugement direct (il y a déjà bien assez de jugement personnel).
- Reconnaître : Le senseï va aussi vous apporter de la reconnaissance en prenant en compte le contexte de vos actions. Prendre en compte ne signifie pas être d’accord. Cela revient à dire: « dans ces conditions, je comprends pourquoi vous avez fait cela. C’est logique. Peut-être que cela ne marchera pas parce qu’il y a d’autres facteurs à considérer, des théories différentes à envisager, ou que les circonstances peuvent changer, mais vous n’êtes pas idiot d’avoir essayé. Heureusement que vous avez été là à ce moment-là et que vous avez pris la situation en main. Considérons maintenant les priorités et les options. »
- Réfléchir : Les conversations sur le terrain ressemblent à une marche sur deux rives d’une rivière. L’une des deux rives est un territoire de raison, là où vous discutez habituellement des priorités et des options qui s’offrent à vous. L’autre rive est le territoire de l’insécurité, où les gens discutent ou montrent leurs insécurités d’une multitude de façons. Reconnaître les gens sans les juger est la manière des enseignants expérimentés pour tenter de ramener la discussion vers un territoire rationnel, et d’y rester le plus longtemps possible.
Disponible et prêt à aider : Au fur et à mesure que vous développez une relation avec un senseï, vous apprendrez souvent qu’ils ne sont pas du tout dans une posture de censeurs comme vous le pensiez auparavant. Ils sont souvent disponibles à chaque fois que vous cherchez à les joindre et prêts à vous aider par des conseils ou un soutien politique. Ils ont généralement peu de pouvoir formel mais beaucoup d’influence, et n’hésitent pas à l’utiliser pour aider leurs disciples à aller de l’avant. La confiance se construit au fil des nombreuses escarmouches que nous affrontons ensemble, en nous aidant l’un l’autre.
Dégeler – changer – regeler
Le modèle du changement le plus robuste que nous avons reste celui de Kurt Lewin du « unfreeze-change-refreeze » – Dégeler-Changer-Regeler. Dans les années 1940, il a envisagé de changer la forme d’un bloc de glace en le faisant fondre d’abord, puis en le moulant différemment pour enfin le re-geler dans sa nouvelle forme. Sur des décennies, les gens ont cherché et essayé de nombreuses approches pour dégeler; ce qui consiste essentiellement à amener les autres à comprendre la nécessité de changer, envisager l’impact pour eux et les embarquer, puis changer, en se concentrant sur les aspects concrets du avant/après changement, et laisser les gens exprimer leur réserves et difficultés jusqu’à ce qu’il essaient eux-mêmes, pour finalement regeler, ce qui veut dire que les gens considèrent comme normal le nouveau mode de fonctionnement. Le regel commence lorsqu’une personne qui a vécu le changement commence à le vendre à une autre personne qui ne l’a pas vécu.
L’analogie physique est trompeuse. Le changement n’est pas seulement rationnel ; il est aussi émotionnel. Dégeler revient tout autant à gérer les réactions défensives qu’à expliquer le besoin de changement. Changer implique d’entretenir la motivation alors que les personnes vivent des revers et des régressions dans leurs essais. Re-geler requiert l’implication des personnes sur la nouvelle façon de réfléchir et de travailler, et qu’ils l’intègrent à l’image qu’ils ont d’eux-mêmes – cela nécessite un sentiment d’accomplissement et la reconnaissance de la part des autres, encore des d’émotions.
Kaizen signifie littéralement « changer pour mieux ». L’envie de travailler pour établir un esprit de kaizen et rechercher le « mieux » est une approche optimiste, mais nous devons également réaliser que le changement génère des émotions négatives et des réactions défensives – c’est dans le cours des choses. Une meilleure compréhension des émotions en jeu dans le processus kaizen peut nous aider à accélérer le kaizen dans toute l’entreprise. Nous pouvons nous concentrer tant sur le fait d’aider les gens à travailler sur leur propre agilité émotionnelle, que sur la reconnaissance de ce qui peut les aider lorsqu’ils sont bloqués.
Il n’y a pas de recette magique pour gérer les émotions, et nous voudrions terminer cet article en insistant sur la puissance qu’apporte le fait d’avoir conscience des émotions pour assurer une transformation Lean réussie. Pour pouvoir apporter des changements, qu’ils soient petits (kaizen) ou radicaux (kaikaku), vous aurez besoin d’une ambiance dans laquelle les conversations peuvent se dérouler de manière fluide, de dirigeants qui ne jugent pas, apportent de la reconnaissance, raisonnent, sont accessibles et prêts à aider. Cela garantira un état de sérénité, de confiance et d’ambition, dans lequel les équipes pourront cultiver leur talent. Si nous ne reconnaissons pas le côté émotionnel d’une transformation Lean, nous aurons du mal à exploiter tout le potentiel de notre talent.
Les auteurs : Fabian Sampayo est coach Lean et responsable de l’amélioration des processus chez Mercado Libre, le plus grand écosystème de commerce électronique et de paiements en ligne d’Amérique latine. Michael Ballé est un auteur lean, coach de dirigeants et co-fondateur de l’Institut Lean France.
Article original paru sur Planet-Lean.com. Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez.
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