Eviter la bureaucratie

Eviter la bureaucratie

N’y a-t-il pas un risque que tous ces outils Lean au poste de travail ne se transforment en une nouvelle bureaucratie

Oh, sans aucun doute ! Dans la plupart des entreprises Lean, les outils (mis en œuvre avec les meilleures intentions du monde) sont devenus bureaucratiques. Pour vous en persuader, il vous suffit d’entreprendre chez dans vos bureaux, usines ou hôpitaux de déceler et de désactiver des outils qui se sont transformés en dogmes.

Récemment sur le Gemba chez un client, le directeur des opérations a sorti un marqueur vert et un rouge. L’idée était de regarder chaque initiative Lean durant le Gemba Walk et d’attribuer une marque verte pour celles qui relevaient de l’amélioration, rouge pour la bureaucratie (simuler le changement sans rien vraiment changer). Il a d’abord fallu trouver une définition opérationnelle de l’amélioration. Après un peu de réflexion, nous nous sommes accordés sur trois critères :

  1. Cela ajoute de la valeur pour le client – au mieux exprimée en gains en €, au pire sous forme de « c’est mieux »
  2. Cela a été conçu et mis en œuvre par l’équipe elle-même
  3. Cela a permis de réduire les coûts (mesurables en €) pour l’entreprise

Cet exercice de « Gemba Réalité » peut vous aider à répondre à la question car il nous a permis de mettre en lumière la variété des formes que peut prendre la bureaucratie déguisée sous les traits d’outils Lean : ils tournent à vide, et ne produisent aucune amélioration, ajoutant au sentiment que « plus ça change, plus c’est la même chose »

Les pièges bureaucratiques sur votre Gemba

Parcourons un instant nos principaux outils Lean, et cherchons à identifier les principaux écueils bureaucratiques à corriger :

  • Kanban : le kanban matérialise le flux d’information et permet de voir l’écart avec le flux unitaire (se concentrer réellement sur la fabrication des pièces une par une). Le Kanban est un outil qui vient en support du Kaizen si vous réduisez régulièrement le nombre de cartes pour (1) augmenter la fréquence des prélèvements, et (2) réduire la taille des lots. C’est une des premières choses que Toyota avait expliqué à ses fournisseurs à l’époque (bien que nous n’ayons rien compris à leurs explications de cercles, de triangles et de carrés). Toutefois, on voit souvent que les kanbans ont été utilisés pour remplacer (ou compléter) le MRP, avec beaucoup de cartes. C’est juste une bureaucratie. Quand les lanceurs regorgent de cartes, et les îlots de travaux inachevés, le système Kanban peut fonctionner éternellement et masquer les problèmes de 4M (main-d’œuvre, machine, matière, méthode) plutôt que de les révéler – le Kanban devient alors une bureaucratie.
  • 5S : le 5S est réellement une méthode visant à encourager les gens à s’approprier leur environnement de travail pour qu’ils puissent perfectionner leur travail standardisé en plaçant les objets à l’endroit qui leur convient le mieux. Au lieu de cela, dans la plupart des entreprises que je visite, le 5S est devenu un programme bureaucratique pour que l’environnement de travail ait l’air propre, sans se préoccuper des gaspillages, et en mettant l’accent sur la « discipline ».
  • PDCA : de nombreux outils du Lean ont pour objet de révéler comment les gens réfléchissent à la résolution de leurs problèmes, et donc de les amener à (1) mieux formuler leurs problèmes, (2) analyser les causes de ces écarts aux standards – ce qui implique mieux comprendre les standards, (3) rechercher plus profondément les causes racines en posant la question « pourquoi ? » encore et encore, et (4) en étudiant leurs contremesures pour distinguer ce qui marche de ce qui ne marche pas. Mais pour que cela ait du sens, les problèmes doivent avoir un impact client et être liés à un produit. D’un autre côté, prenez garde que la réflexion bureaucratique ne vous entraîne à utiliser le PDCA pour résoudre des problèmes bureaucratiques. Quand vous êtes sur le Gemba, vous devez constamment vous assurer que le PDCA est focalisé sur la correction de problèmes de VA pour le client, et non des problèmes administratifs ou de support.
  • Andon : il n’y a pas suffisamment d’Andon en service pour comprendre comment la bureaucratie peut les détourner à son usage, mais nombre d’entreprises ont des systèmes d’enregistrement et de traitement de problèmes dans d’énormes bases de données – gérer le problème est plus important que le résoudre, et il est donc aisé d’imaginer ce qu’un Andon pourrait devenir…
  • Pokayoke : je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu des opérateurs désactiver des systèmes de Pokayoke, juste pour arriver à fabriquer les pièces. Les Pokayoke ne sont pas censés empêcher le travail, mais juste empêcher les erreurs ou matérialiser la non qualité. La manière bureaucratique d’utiliser le Pokayoke est de surcharger le système avec toutes les sécurités et détrompages possibles, rendant ainsi le résultat plus incertain, voire l’opération moins sûre.
  • Kaizen : le Kaizen est le vrai but de tout système (d’outils) Lean. Que ce soit sous la forme de cercles de qualité ou d’un système de suggestions individuelles, le Kaizen cherche à accélérer le flux d’idées visant à générer plus de valeur et moins de gaspillage. L’objet du vrai Kaizen est de trouver de nouvelles façons de travailler pour que (1) le prix payé par le client baisse (ou bien pour qu’il ait plus de fonctionnalités pour le même prix), et (2) le coût total pour l’entreprise baisse, même de quelques centimes. Les Kaizens qui visent juste à « rendre ceci ou cela simplement plus facile parce-que nous en sommes capables » sont rarement des améliorations. Par exemple, un Kaizen dont le but est d’accélérer le flux de traitement des rapports de résolution de problèmes dans le système qualité n’EST PAS du Kaizen – mais seulement une bureaucratie qui s’occupe et qui s’accapare l’idée d’ « amélioration ».
  • Hoshin Kanri : ne me laissez pas me lancer sur la manière dont le « déploiement visuel de politique » peut être utilisé pour cacher le fait qu’aucune cible n’est jamais atteinte, que la performance de base est perdue de vue au profit des gesticulations tactiques d’adeptes du processus (dont le seul but est de stopper toute tentative de travail utile), qui finalement sont promus au détriment de ceux qui livrent les pièces.

3 causes racines des pièges

Le but de toute bureaucratie est de continuer à fonctionner dans le statu quo – et ce n’est pas toujours une mauvaise chose. Comme tout le monde, j’aime que mon cadre de vie soit stable – tant que les choses se font. Par conséquent, la bureaucratie est prête à jouer à n’importe quel jeu, y compris le Lean, du moment que rien ne change vraiment. Quelques gesticulations sont finalement un faible prix à payer pour s’acheter un peu de tranquillité.

Comment nous, les adeptes du Lean, pouvons-nous nous laisser entraîner à créer par inadvertance cette bureaucratie que nous sommes censés combattre ? Malheureusement, cela est très facile, et on voit souvent quelques erreurs classiques :

  1. Perdre de vue les clients et les produits: tracez une ligne imaginaire, qui soit vous rapproche de vos clients à travers vos produits et services, vous rapproche des gens qui font réellement le travail, soit au contraire vous rapproche de ceux qui gèrent ceux qui travaillent, puis de ceux qui coachent ceux qui gèrent ceux qui font le travail, et enfin de ceux qui conçoivent les programmes de formation pour ces coach qui coachent ceux qui gèrent ceux qui font le travail pour les clients, etc… Vous voyez le tableau ? Et au fait : n’est-ce pas ce que vous êtes en train de faire en lisant cet article ?
  2. Mal interpréter la « visualisation »: le terme « visualisation » prête lui-même à confusion. Le terme exact est plutôt « matérialisation » – rendre l’information si physique que n’importe-qui est capable de distinguer le normal de l’anormal. La pente naturelle du « visuel » aboutit habituellement à de belles planches Powerpoint affichées sur des tableaux… et qui cachent la réalité des ateliers. De manière analogue, transformer les problèmes en « tickets » à résoudre, comme avec les Kanbans informatiques, est la meilleure manière de perdre de vue l’objet des outils de résolution de problèmes, qui est de comprendre comment les gens réfléchissent, pas de tenir une liste de titres de « problèmes ».
  3. Auditer le système: faire assaut de niveaux de maturité, degrés de conformité au système, déploiement de roadmaps, tous ces outils de la bureaucratie qui permettent de cocher la case sans jamais se préoccuper de ce qu’il y a exactement dans la case. Je crois vraiment à la mesure de la performance – au niveau du produit et du processus technique – mais évitons de nous la raconter en mesurant le degré d’application du système qui est censé aider les gens à devenir des « problem solvers » créatifs afin d’améliorer la performance. Voulez-vous que je mesure votre créativité aujourd’hui ?

Il n’y a donc pas de doute sur la capacité du Lean à créer sa propre bureaucratie – comme toute activité humaine d’ailleurs. Je me rappelle nettement cette équipe Lean d’un grand équipementier automobile américain qui allait d’usine en usine et mesurait la taille exacte des tableaux de pilotage de production, sans jamais s’inquiéter des cases « commentaires » vierges (non, non, je ne plaisante pas ! – mais saurez-vous l’éviter chez vous ?).

Il n’existe pas de méthode pour éviter la bureaucratisation de tout système. C’est pourquoi nous devons la combattre. Rappelons-nous chaque jour que l’objet du Lean est de « faire des produits de qualité en développant les qualités des gens », ce qui implique faire un produit à la fois, développer une personne à la fois, un sujet à la fois. Rien d’autre.

Gardez donc toujours un marqueur rouge et un vert à portée de main. Quand vous voyez des signes d’activité « Lean », demandez-vous si c’est du vert ou du rouge. Le vert signale la valeur pour le client, à travers des initiatives locales qui réduisent le coût total pour l’entreprise. Le rouge signale une activité dont le but est de corriger une partie du processus de support ou d’administration, dans l’espoir que « ça aille dans le bon sens », mais dont le résultat est souvent un accroissement des gaspillages au sein de l’organisation. Arrêtez de fabriquer du rouge. Pour reprendre la parole pleine de sagesse de Peter Drucker, « il n’y a rien de plus inutile que faire de manière très efficiente quelque-chose qui ne devrait pas être fait du tout ».

 

Traduit de l’américain par François Lopez.

Téléchargez cette chronique du Gemba Coach en PDF ici.

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