Les cofondateurs d’une start-up digitale à succès nous racontent comment ils réagissent face à l’incertitude.
La plupart des dirigeants d’entreprise opèrent avec l’état d’esprit qui domine les cursus des écoles de commerce. Ils considèrent la stratégie comme une série de questions visant à capturer des segments de marché. Ils fondent leurs décisions managériales les plus cruciales sur des objectifs financiers. Et ils comptent sur leurs employés pour exécuter le travail à l’aide de processus que leurs managers ont conçus pour eux.
Ce modèle statique s’appuie sur de nombreuses hypothèses quant à la façon dont les entreprises se développent et perdurent : l’entreprise identifiera et se développera sur des segments en croissance et profitables, et se séparera de tous les autres. L’entreprise investira dans l’acquisition de nouveaux clients et la transformation, tout en réduisant toute autre forme de coûts. La direction utilisera des objectifs budgétaires clairement définis comme source de motivation et supposera que les managers prendront les bonnes décisions pour les atteindre. La continuité de la réussite dépend du contrôle des processus, et de la recherche et de l’élimination de toute variation.
Cette approche traditionnelle fonctionne très bien sous des conditions idéales, telles que :
- Vous avez accès à une niche générant du profit
- Vos clients sont satisfaits de votre offre
- Les décisions budgétaires court-terme ne génèrent pas des guerres de clochers entre les différentes fonctions, ni ne provoquent de désinvestissements sur les pépites
- Vos processus paraissent logiques à ceux qui les dirigent et sont compétitifs
Cela fait beaucoup de « Si ».
Malheureusement, ce modèle de réussite établi ne s’applique que dans de rares (voire même aucune) des conditions actuelles du marché. Et, comme nous l’avons appris en démarrant une entreprise à partir de rien il y a 20 ans de cela et en nous battant pour la faire croître, les conditions du marché surpassent absolument tout. Cela a certainement été le cas durant notre périple pour devenir l’entreprise cotée à 1,4 milliards d’euros que nous sommes aujourd’hui – et ça l’est encore.
Lorsque l’un d’entre nous (Nicolas) a lancé Aramis Auto avec son associé Guillaume Paoli en 2001 avec un téléphone, un ordinateur, et un bureau, nous avons imaginé une solution lean aux gaspillages générés par l’achat d’une voiture. Nous avons été les pionniers de la vente de voiture par internet, et de l’industrie du reconditionnement des voitures d’occasion, pour soutenir l’apparition d’une économie circulaire. Dès le départ, nous étions déterminés à mettre nos clients au cœur de nos préoccupations.
Le raisonnement dominant enseigné dans les écoles de commerce fonctionne bien lorsque les conditions du marché sont favorables, mais, comme nous l’avons appris brutalement, cette approche est désastreuse lorsque les conditions du marché sont contre vous. Tout d’abord, cela amène à prendre les mauvaises décisions. Cela vous pousse à favoriser les processus internes plutôt que les clients, à avoir des responsables fonctionnels qui prennent des décisions coûteuses et étroites d’esprit, et à placer à chaque fois vos ressources aux mauvais endroits. Non seulement ces décisions sont mauvaises, mais elles désespèrent également vos employés en leur imposant le respect de procédures dont ils savent qu’elles ne fonctionneront pas. Bien trop souvent, vous recherchez les niches « océan bleu » qui n’existent pas réellement, et vous abandonnez tout ce qui fait la grandeur de votre marque et vous laissez tirer vers le bas par des processus hérités que vous ne savez pas comment changer. Mais que pouvez-vous faire lorsque vous ne connaissez que cette manière ?
Toute croissance long-terme devra survivre à des crises inévitables et imprévues. Bien sûr, nous savons quoi faire durant les périodes favorables – réinvestir les profits dans l’acquisition de nouveaux clients en faisant la promotion de nouvelles fonctionnalités, tout en gardant les coûts de fonctionnement aussi bas que possible. Mais qu’en est-il des mauvais jours, telles des récessions ou une crise ? Ces situations posent les questions qui nous tiennent éveillés la nuit et nous ont poussés à nous intéresser au lean.
La première fois que nous avons tenté d’adopter la réflexion et la pratique du lean, nous n’imaginions pas le changement radical d’état d’esprit que nous aurions à opérer. Nous avons initialement interprété le lean selon le courant dominant – comme un moyen d’améliorer la performance des processus et de réduire les coûts. Nous avons donc attendu du lean management de fournir des améliorations à la marge, et cela a produit des gains successifs, mais jamais durables.
En nous plongeant plus profondément sur les principes lean – trouver un sensei avec qui travailler, visiter des usines de Toyota et de leurs fournisseurs au Japon, discuter avec des anciens du lean – nous avons réalisé que le lean était davantage qu’un nouveau moyen d’améliorer le modèle traditionnel par itération. En fait, Toyota avait construit un tout autre modèle.
Dans ce modèle alternatif, la stratégie consiste à créer les conditions technologiques pour satisfaire tous les clients, dans tous les segments de marché, avec des produits abordables et de haute qualité. Les ventes et la croissance du business résultent du service à la clientèle à travers une qualité plus élevée, une livraison à l’heure, et des prix plus bas. La productivité est la somme de la sécurité, de la qualité, et de l’amélioration des délais, qui se combinent pour réduire les coûts tout en fournissant un volume stable sur la durée. Les managers rendent les processus visibles pour révéler les problèmes et engager les collaborateurs dans le kaizen. Dans ce modèle, le temps est la variable essentielle – pas les lignes budgétaires.
Nous en sommes venus à adopter les principes suivants dans notre management quotidien :
- Chaque segment doit réussir, donc vous avez constamment besoin d’adapter votre offre pour y parvenir ;
- Répondre à toutes les plaintes qualité, en apprenant, et en construisant la qualité au cœur des produits et des processus sont les clés de la durabilité ;
- Réduire les lead times pour éviter la surproduction et le déséquilibre charge/capacité au long de la chaîne de valeur amène des réductions de coûts générales ;
- Engager les équipes dans la résolution de problèmes en autonomie et le kaizen amène le management à découvrir et encourager les sources de gains et aide l’organisation à rester agile, flexible et bienveillante.
A mesure que nous comprenions mieux l’environnement lean de Toyota, nous avons été confrontés à un dilemme. Nous avons réalisé qu’appliquer les bonnes pratiques par la force ne fonctionnait pas. Au contraire, cela crée de la confusion et des résistances. Comment allons-nous, donc, faire en sorte que nos cadres supérieurs et managers, conditionnés selon un modèle traditionnel, changent d’avis ?
De nouveau, nous nous sommes tournés vers Toyota. Après tout, ils ont mené une croissance mondiale sur des décennies et ont dû également se confronter à de telles problématiques. En nous posant cette question, nous avons réalisé que les fondateurs de Toyota s’en sont toujours tenus à quelques principes clés, qu’ils avaient définis au moment de la création de l’entreprise dans les années 30. La plupart de leurs pratiques de travail étaient des compromis avec les techniques industrielles occidentales. Le Système de production Toyota n’a pas été construit à partir de rien et élaboré en autarcie, mais il est le résultat d’un dialogue constant avec les pratiques américaines. Le kanban est né de l’observation d’images de supermarchés. Le système de suggestion est né d’un mémo qu’Eiji Toyoda a ramené d’une visite dans une usine de Ford. Plutôt que de copier et coller, ils ont profondément réfléchi de la façon dont ils pouvaient adapter ce qu’ils avaient observé à leur contexte.
Et par chance, pour transmettre leur méthode de travail à ses fournisseurs et à d’autres, Toyota a progressivement défini un modèle et l’a partagé avec le monde. L’intention n’était pas d’appliquer le Système de Production Toyota (TPS) comme une somme de techniques de production, mais d’établir un dialogue constant avec lui. En tant que dirigeants, nous nous sommes progressivement engagés à apprendre le TPS et à l’enseigner à nos managers sur le terrain.
L’« Aramis Way », si nous l’appelons de la sorte, est le résultat d’interactions constantes entre les « bonnes » pratiques de notre industrie et des injonctions du TPS. Nous cherchons donc à améliorer la satisfaction client grâce à une meilleure qualité, des livraisons plus rapides, et des meilleurs prix. Pour atteindre ce but, nous réduisons les délais et lissons la charge de travail, nous détectons les défauts plus tôt, réagissons plus vite, et transformons notre chaîne de commandement en chaîne d’aide. Nous engageons les équipes à clarifier leurs standards et à les utiliser comme marchepieds vers l’amélioration continue par le kaizen. Et nous nous assurons que les infrastructures et systèmes soutiennent chaque équipe et chaque individu, pour qu’ils puissent travailler sans accroc et avec le moins de tracas possible.
Rétrospectivement, l’enseignement majeur de ce parcours d’apprentissage est la puissance qu’amène le changement mental de « objectif/action » à « problème/contre-mesure ». Le pilier central du management traditionnel repose sur l’instruction : « faites ce que vous avez à faire pour atteindre vos objectifs budgétaires ». L’injonction différente dans le modèle lean est « allez voir le problème par vous-même sur le gemba pour le comprendre dans son contexte et créez un consensus sur les causes, encouragez ensuite les gens de trouver des contre-mesures, partagez-les et réfléchissez à ce que vous avez appris. » Il s’agit d’un changement radical de façon de penser qui amène à s’attaquer à différents problèmes et choisir de meilleures solutions. Nous sommes convaincus que cet état d’esprit et cette approche sont la pierre angulaire d’une culture lean durable – et une entreprise prospère.
Notre nouveau livre Réussir en équipes est un compte-rendu détaillé de notre périple au sein de notre modèle spécifique d’entreprise hybride, qui allie le numérique et le matériel pur et dur . Tout d’abord, le livre raconte comment nous avons réussi à piloter notre complexité croissante jusqu’à l’introduction en bourse de notre entreprise. Et encore une fois, le marché s’est complètement retourné contre nous avec la pénurie de voitures neuves chez les constructeurs automobiles et une inflation croissante, ce qui a rendu les clients extrêmement frileux. Nous avons donc dû en revenir à l’apprentissage du TPS pour découvrir, visite après visite sur le lieu de travail et kaizen après kaizen, comment nous allions réussir à transformer cette nouvelle crise en une nouvelle opportunité de croissance.
Nicolas Chartier et Michael Ballé
Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez de l’article original : How Lean Thinking and Practices Helps Manage Rapid Growth – Lean Enterprise Institute
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