Votre solution est le problème de quelqu’un

Votre solution est le problème de quelqu’un

Votre solution est le problème de quelqu’un : tant que vous n’aurez pas compris cela, vous n’aurez rien compris au lean. À chaque fois que vous résolvez votre problème, quel qu’il soit, vous faites passer une partie du coût de la solution sur d’autres et donc créez du muda. Cette intuition au cœur du lean est la clé de la collaboration.

Dans les années cinquante, les fondateurs de la théorie des organisations Herbert Simon et James March définissaient le geste managérial comme « la conversion du conflit en coopération, la mobilisation des ressources et la coordination des efforts pour faciliter la survie collective de l’organisation et de ses membres. » Depuis, le management a trop souvent pris le sens de « faire passer ses objectifs et projets devant ceux des autres. »

Pour intensifier la collaboration, il faut donc d’abord comprendre la zone de conflit, c’est-à-dire là où l’action de quelqu’un d’autre vous gêne pour ce que vous essayez de faire, ou bien là où votre succès est dans les mains de quelqu’un d’autre. Une solution à valeur ajoutée est une solution astucieuse dans laquelle tout le monde s’y retrouve selon leur jeu de contraintes. Bien entendu, cela nécessite de s’en parler et de chercher activement des espaces de créativité plutôt que de se prendre le bec, s’empailler et conclure que rien n’est jamais possible. Le premier pas vers des solutions à valeur ajoutée est de comprendre (et accepter) une fois pour toutes que les solutions qui apparaissent dans nos têtes sont le problème pour les autres : la solution devient le problème.

Il ne s’agit pas de renoncer à ce qu’on veut faire, mais simplement d’en prendre la mesure et la responsabilité pour suivre nos idées, nos projets et nos actions, jusqu’à ce que les problèmes qu’ils posent aux autres soient résolus, et qu’au final on s’en sorte tous renforcés, non seulement par une meilleure solution, mais aussi par le plaisir d’avoir travaillé ensemble et… collaboré. Contrairement à ce que pensent les technocrates qui nous dirigent, les problèmes ne se résolvent pas qu’avec de nouvelles règles ou procédures, mais également en renforçant les relations de confiance entre tous et le ressenti de destinée commune, pour le meilleur ou dans les difficultés.

Les outils du lean sont en fait conçus pour voir en quoi la solution est le problème. En soi, ils ne résolvent rien. Ils permettent de créer un espace communicatif dans lequel on peut inviter les autres à une rencontre pour discuter d’un passé commun et d’un meilleur futur. Ces trois phases sont aussi importantes l’une que l’autre, même si l’obsession de la solution aveugle s’oppose souvent à :

  • l’invitation qui équivaut à reconnaitre que notre solution a des coûts pour quelqu’un d’autre et l’inviter à en parler,
  • la rencontre où l’on va préparer les termes de la discussion avec une analyse qui permet de cadrer le problème tel qu’on le voit et d’écouter les termes de l’autre,

pour enfin discuter d’options possibles ou d’expérimentations à mener en commun.

Vous n’avez pas fait de kaizen tant que vous n’avez pas fait le Check et le Act du PDCA. Trop souvent on voit les managers proposer le plan d’un changement, rouler sur tout le monde pour le mettre en œuvre et… passer au changement suivant. La structure du PDCA incite à poursuivre le Plan et Do par un Check – vérifier les effets – et un Act – décider d’adopter, adapter ou abandonner la mesure. Bien entendu, si on anticipe dès la phase Plan d’aller jusqu’au bout du PDCA, et donc de préparer le Check, on sera amené à prendre en compte les autres parties qui seront touchées par le changement envisagé.

Réfléchir en PDCA nous conduit à :

  • Mieux expliquer le problème qu’on essaye de résoudre.
  • Visualiser le mécanisme de création de confiance dont on a besoin pour adopter la solution.


Vous n’avez pas fait de lean tant que vous n’avez pas fait un MIFA. Tout le monde sait faire un déroulé de processus et relever les dysfonctionnements en pratique, mais qu’en est-il du flux d’information ? Quelle est l’instruction de production précise qui a mené au dysfonctionnement ? Les managers bullshitent tellement car ils connaissent, eux, l’instruction qu’ils ont donnée qui a créé la crise, mais ils vont bien entendu l’adresser en termes très généraux ou parler d’autre chose pour dévier la faute ou le blâme. En faisant une analyse de lead-time par un dessin des étapes de production de valeur (material flow) et des instructions de production (information flow), les points de couac apparaissent plus clairement et il devient possible d’aller au cœur du conflit. Bien souvent quelque chose n’est pas fait parce que le chef a demandé autre chose à la place ou quelque chose est mal fait parce que le chef a interrompu la personne en pleine tâche. La solution des chefs est le problème du collaborateur.

Vous ne managez pas vos coûts tant que vous ne comprenez pas le Jidoka. Tant que vous n’apprenez pas à rendre visibles les anomalies avant qu’elles ne se transforment en incident et donc en retouche ou refaire, vous ne comprenez jamais les coûts réels de votre activité. Imaginez la meilleure journée du meilleur mois. Visualisez toute l’année à ce niveau de performance. Comparez avec le réel. L’écart est fait de situations anormales qui n’ont pas été rectifiées assez tôt et qui sont devenues de réels problèmes pour les clients, les équipes ou les fournisseurs, qui ont donc mal réagi et déclenché alors un cercle infernal de réaction et contre-réaction jusqu’à ce que la situation finisse par s’apaiser. Au final, ça marche plus ou moins… mais à quel coût !

Vous n’obtenez aucune intelligence des personnes tant que vous ne les impliquez pas. Une des plus grandes barrières à l’entrée du vrai lean est notre approche culturelle du conflit par le rapport de forces. Le conflit offre une extraordinaire opportunité de progrès mutuel s’il est vu comme tel, si on cherche un espace gagnant-gagnant. En mettant en commun nos informations, en négociant la répartition des gains, en construisant des relations de confiance il est possible d’agrandir la taille du gâteau plutôt que de toujours se chicaner sur la taille des parts. Mais dans beaucoup de discussions avec des dirigeants, ils m’assurent que les conflits ne peuvent qu’être gagnant-perdant en raison du rapport de forces. Tant que cette idée n’est pas examinée et mise en cause, il est impossible de chercher l’espace gagnant-gagnant et on finit le plus généralement dans la case perdant-perdant des mauvais compromis et des relations qui se détériorent. Il en est de même avec vos équipes.

Le rapport de force implicite du lien de subordination est « je suis ton chef, tu fais ce que je te dis, et j’ai le pouvoir légitime de te récompenser ou te punir. » C’est absurde. Pour avancer ensemble, d’être humain à être humain, il faut se mettre d’accord sur le but recherché à l’horizon, l’obstacle à surmonter et le mécanisme d’établissement de la confiance tant sur l’acquisition de compétence (pour franchir l’obstacle) que de soutien mutuel (pour faire face ensemble aux difficultés qui vont surgir). Cette approche de l’implication dénoue les langues, encourage la créativité, favorise la prise de risque et, pour être franc, améliore tout bonnement la qualité de vie de chacun en enrichissant les relations au travail. Cela devrait tomber sous le sens, mais en fait, notre présupposé qu’une relation débute d’entrée de jeu par un rapport de force nous interdit l’accès à la dimension la plus intéressante du travail : l’intelligence collective.

Répétez avec moi : ma solution est leur problème. Plus ou moins grave, plus ou moins désespéré, mais ma solution est toujours le problème de quelqu’un. Ayant accepté cela, il est facile de prendre la responsabilité de l’ensemble d’une solution : sa mise en place puis, la résolution patiente et progressive des problèmes qu’elle pose aux autres par de la résolution de problèmes collaborative. C’est en fait le vrai sens du kaizen.

Michael Ballé

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