Nous avons pour habitude d’aborder la réflexion stratégique comme si notre entreprise était dans une position de stabilité et de domination. Et si nous commencions à l’envisager comme une opportunité d’améliorer la collaboration entre toutes les parties prenantes ? Un article de Michael Ballé, Eivind Reke et Daryl Powell.
Nous assistions à une présentation très claire de la stratégie d’une entreprise fondée par le grand-père du dirigeant actuel. Il y avait des buts stratégiques, des objectifs clés, des batailles à gagner, et des plans d’action. Elle suivait le modèle classique de la stratégie basé sur la théorie du management par les objectifs de Drucker. Afin d’approfondir notre compréhension, nous avons discuté des gains attendus – quels bénéfices l’entreprise attendait de ces batailles et quelle était la probabilité qu’elle les atteigne. Cependant, au fur-et-à-mesure que la discussion progressait, il nous est apparu très clairement que les résultats clés dont ils avaient besoin étaient dans les mains d’autres acteurs.
Imaginez une entreprise familiale de l’agro-alimentaire. Les ventes et les profits dépendent de certains facteurs clés, notamment:
- La météo (à cause de la nature de leur produit).
- Le distributeur.
- L’agence de marketing qui soutient la marque.
- Le fabricant de machines qui accepte (ou pas) de faire des machines plus ou moins flexibles et robustes (ce qui est très important pour l’entreprise alimentaire qui doit gérer de grandes variations de la demande).
- Les personnes dont on a besoin pour réaliser la production.
A mesure que notre discussion avançait, il devenait clair que les “OKRs” (Objectifs et Résultats Clés), dépendaient de personnes et de processus sur lesquels l’entreprise n’avait pas de contrôle. Nous avons commencé à discuter de la façon dont le grand-père des propriétaires actuels avait lancé son affaire et des nombreux deals qu’il avait dû passer pour transformer une boutique d’artisan en un site industriel – certains fructueux, certains pas si bons que ça, d’autres désastreux (spécialement ceux passés avec les banquiers). Il n’aurait jamais imaginé une stratégie en termes de buts, objectifs, et ainsi de suite. Il l’aurait plutôt envisagée en termes de deals. Sans surprise, c’est exactement la manière de fonctionner des entrepreneurs que nous connaissons et qui ont lancé leur propre entreprise. Pourquoi donc étions-nous en train d’assister à une présentation basée sur l’hypothèse que l’entreprise pouvait contrôler son propre destin ? Pour comprendre cela, nous devons aller faire un tour du côté de la théorie de l’apprentissage, suivez-nous.
Nos modèles mentaux nous collent à la peau. Ils cartographient le monde qui nous entoure, nous servent à comprendre les choses, surtout celles qui nous sont invisibles, comme le futur ou bien l’intangible, par exemple les organisations ou bien les relations. Notre expérience de l’apprentissage est essentiellement une « boucle unique » : nous observons l’écart entre la réalité et notre vision de l’attendu et cherchons à le corriger. Dans les faits, nous tentons de changer la réalité afin de préserver notre pré-carré mental. Nous verrouillons notre esprit sur quelques facteurs influençant ce que nous pensons vouloir, puis nous réagissons au gré des évènements pour maintenir ces facteurs aussi stables que possible.
Cependant, le véritable apprentissage est un apprentissage en « double boucle ». Il intervient lorsque nous réalisons que pour toucher au but, nous devons non seulement changer nos variables de gouvernance, mais aussi chambouler notre modèle mental tout entier afin de penser et d’agir différemment. Lorsque nous constatons l’écart entre là où nos actions nous mènent en pratique et nos buts, nous sommes – rarement – incités à changer nos modèles mentaux et à redéfinir les variables de gouvernance de nos actions. Ces « moments a-ha ! » cathartiques sont rares et souvent difficiles à gérer, parce qu’ils requièrent de changer notre représentation d’une situation et notre compréhension du monde. En Lean, un exemple typique est de passer d’une variable de gouvernance de la production de masse – maximiser le résultat local à l’aide de machines mono-produits plus grosses et plus rapides – à celle de la production lean – maximiser la flexibilité pour améliorer le résultat global en tirant le flux. Plutôt que de diriger par la production poussée, vous vous mettez à privilégier la flexibilité et la qualité.
Pour en revenir à la présentation à laquelle nous assistions, le modèle buts => objectifs => actions que nous avons pu voir en action implique que l’entreprise soit en position dominante – ou bien recherche une position dominante pour asseoir son pouvoir. Il s’agit du modèle stratégique américain de Porter qui est enseigné dans les MBAs. Cela implique également de la stabilité. Mais que se passe-t-il si vous n’êtes pas en position dominante, et évoluez dans un environnement instable, comme l’entreprise que nous visitions (qui dépend totalement de l’accès aux canaux de distribution et de la météo pour ses ventes) ?
Dans un contexte de position non dominante et de faible stabilité, nous pouvons changer nos modèles mentaux et envisager la stratégie comme un ensemble de deals avec les parties dont nous dépendons complètement. Ces deals peuvent soit s’améliorer, soit rester stables, soit se dégrader. En fait, nous pouvons considérer chaque deal selon les termes lean de Masaaki Imaï :
En examinant chaque deal essentiel pour soutenir notre activité, nous pouvons réfléchir en termes de :
- Assurons-nous la maintenance du deal ?
- Quels sont les kaizens que nous soutenons dans le cadre de ce deal ?
- Sommes-nous à l’affût d’opportunités d’innovation ?
Dans le prolongement de ce raisonnement, nous pouvons adopter la vision de Toyota, qui consiste à considérer un réseau de valeur plutôt qu’une chaîne d’approvisionnement. La chaîne d’approvisionnement est un concept qui implique que nous sommes tous comme Apple. Que notre organisation se trouve dans une position de complète domination sur un marché stable, et où tous les autres acteurs dans la chaîne d’approvisionnement sont totalement dépendants de nous. Or, ce n’est pas le cas de la plupart des entreprises. Mais si nous adoptons la perspective du réseau de valeur et la combinons avec Imaï, nous pouvons envisager un modèle comme ci-dessous :
Ce modèle simple redéfinit complètement notre vision stratégique, ainsi que les compétences essentielles dont nous avons besoin pour nous développer et réussir. Par exemple, il place la communication persuasive, la négociation, et la gestion de conflit au premier plan des compétences managériales – ce qui n’est pas une surprise quand on y réfléchit, mais combien de dirigeants développent formellement ces compétences dans ces domaines plutôt que dans ceux de l’évaluation, de l’organisation, et du contrôle (des compétences particulièrement adaptées à un environnement dominant) ?
Penser en termes de deals change complètement notre regard sur les situations auxquelles nous sommes confrontés. Plutôt que d’imaginer l’état futur idéal (pour nous) et le chemin pour y parvenir (quoi que les autres puissent en dire), nous devons regarder les choses sous un angle différent :
- Quel est l’espace mutuellement convenu pour permettre le gagnant-gagnant et les occasions d’évaluer aussi bien les scénarios apportant des gains réciproques que ceux perdants-perdants que nous voulons tous deux éviter dans notre situation commerciale actuelle ?
- Quel est le processus d’échange et comment sont organisées les sollicitations de remontée d’informations et d’idées nouvelles, l’organisation des espaces physiques de communication (par exemple les obeyas ou les revues) et l’animation des conversations difficiles ?
- Les émotions et les egos doivent être considérés comme des faits qui font partie du deal – les rôles identitaires (« Je suis directeur informatique, comment voulez-vous que je m’y connaisse en distribution ? »), les explosions émotionnelles et les cycles motivationnels font partie intégrante de la solidité du deal.
- Entretenir la relation est tout aussi important que l’objet du deal discuté et implique un échange clair – pour obtenir ceci, je dois donner cela de bonne grâce.
Les praticiens du Lean reconnaîtront bien ces éléments (qui font partie intégrante de toute approche centrée sur les personnes), bien qu’ils soient rarement considérés explicitement comme des outils permettant d’obtenir de meilleurs résultats. Penser en termes de deals signifie faire évoluer notre vision, du « qui fait quoi pour atteindre le résultat » au « qui parle à qui pour faire avancer les choses.
Si on va jusqu’au bout de la logique, on peut considérer que le rôle du chef consiste à organiser de manière constructive la résolution des conflits inhérents aux acteurs, ce qui correspond en fait à la définition que Herbert Simon et James March donnaient des organisations dans les années 1950 : « Les organisations sont des systèmes d’actions coordonnées entre des individus et des groupes dont les préférences, les informations, les intérêts ou les connaissances diffèrent. La théorie des organisations décrit la délicate conversion des conflits en coopération, la mobilisation des ressources et la coordination des efforts qui facilitent la survie conjointe d’une organisation et de ses membres. » (Extrait du livre Organizations, publié en 1958)
Une fois que l’on abandonne la position de domination en tant que variable de gouvernance (qui d’entre nous est un dominant, à moins de travailler pour une multinationale ?), nous pouvons découvrir des façons complètement innovantes et plus efficaces de penser stratégie – et en fait, stratégie lean – en termes de création d’une structure de communication qui soutienne le kaizen et apprenne à chacun à mieux résoudre les problèmes de manière collaborative.
- Le deal s’améliore-t-il ou se dégrade-t-il ?
- La structure de communication (comme le juste-à-temps) permet-elle d’obtenir de meilleurs deals ?
- Les personnes sont-elles formées à la résolution de problèmes collaboratifs ?
Nos cerveaux croient ce qu’ils comprennent, c’est une fonctionnalité, pas un bug. Une chose simple à comprendre est facile à croire, et c’est pourquoi il est si difficile d’explorer une nouvelle façon de penser. Nos cerveaux exigent que nous retournions à notre vieille façon de réfléchir, celle avec laquelle nous sommes à l’aise, quand bien même elle ne tient pas à l’épreuve des faits. Chacune des petites entreprises que nous connaissons a adopté la stratégie des multinationales dominantes :
- Fixer nos objectifs financiers.
- Les transformer en objectifs opérationnels.
- Définir des plans d’actions.
- Faire appliquer ces plans aux managers.
Mais cette manière de penser s’appuie sur des hypothèses profondément cachées telles que :
- Fixer nos objectifs financiers – nous contrôlons complètement nos marchés.
- Les transformer en objectifs opérationnels – nous maîtrisons totalement la manière de transformer les opérations en profit.
- Définir des plans d’actions – nous connaissons et prenons toutes les bonnes décisions.
- Demander aux managers d’implémenter ces plans – nos managers ont l’autorité et les compétences nécessaires pour les implémenter.
Si on exprime ces hypothèses cachées, la stratégie qui semblait splendide n’est pas si prometteuse en fin de compte – la plupart du temps, les entreprises se trouvent dans une situation de contrôle faible des marchés, une faible connaissance de la façon dont les opérations font du profit, prennent de bonnes et de mauvaises décisions, et leurs managers ont une faible autorité et des compétences moyennes. Une situation très peu enviable.
Si nous appliquons la réflexion Lean au modèle stratégique, nous pouvons obtenir une vision alternative de la stratégie :
- S’intéresser aux personnes qui détiennent les clés de notre succès (externes et internes)
- S’intéresser aux deals que nous avons passés avec elles : est-ce que les choses s’améliorent ou se détériorent ?
- Imaginer un plan de maintenance/de kaizen/d’innovation pour chacun de ces deals.
- Apprendre à nos dirigeants et managers à résoudre les problèmes de manière collaborative pour faire avancer ces plans.
Cela permettra d’appuyer la réussite sur les opportunités stratégiques qui émergent de la réflexion des personnes et de la collaboration dans la quête de telles opportunités (et pour surmonter les obstacles) – tout comme l’avait fait en son temps le fondateur de l’entreprise agro-alimentaire pour tracer un chemin vers la réussite.
Il n’a pas construit l’entreprise à l’aide de plans d’actions, mais à l’aide de deals qui lui ont permis de vendre ses produits, de s’approvisionner en matière première et en machines auprès de fournisseurs ou de distributeurs, d’avoir des gens qui viennent travailler pour lui, et des banques qui financent son opération. Après que les deals eurent été conclus, ils furent maintenus et améliorés, génération après génération. Le propriétaire et PDG actuel améliore et maintient ces deals pour assurer la survie de l’entreprise afin que celle-ci soit transmise à la génération suivante.
Nous disons tous que le lean est une solution centrée sur les personnes, mais quand il s’agit de passer à l’acte, nous faisons tous l’erreur de considérer les mécaniques du travail en appliquant des standards comme des règles, ou les mécaniques du flux de matière en appliquant des règles logistiques. Mais les gens passent des deals ; ils n’appliquent pas des règles. Le lean centré sur les personnes implique de considérer la stratégie comme un ensemble de deals qui s’améliorent ou se dégradent. Puisque chaque deal comprend des conflits et que chaque personne a des envies et des besoins propres, nous appliquons le PDCA comme LA méthode clé pour améliorer les deals en résolvant les problèmes de façon collaborative et utilisons le management visuel pour créer des espaces où avoir des conversations qui nous permettent de créer ces deals et résoudre les conflits. Donc, demandez-vous sur quelles hypothèses implicites s’appuie votre réflexion stratégique, et de quels deals vous négligez la maintenance, par peur de les renégocier ou incapacité à les respecter ?
Un article de Michael Ballé, Eivind Reke et Daryl Powell paru dans Planet-Lean.com
Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez.
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