« Larry est le seul à pouvoir sauver General Electric de la banqueroute. Il est le premier CEO industriel au monde, il n’y a pas de deuxième place. » C’est en ces termes qu’un de ses plus gros investisseurs décrit Larry Culp, le CEO de General Electric – qui est en train de réussir l’improbable turnaround du géant américain aux pieds d’argile, criblé de dettes et empêtré dans ses inefficacités.[1] Et sa méthode ? Le lean.
Ancien de Danaher, une des rares grandes entreprises célèbre pour son approche lean – et son succès année après année – Culp parle de lean encore et encore depuis son arrivée à la tête de GE en 2022. Et évidemment personne ne l’écoute jusqu’à ce qu’il montre que l’impossible est possible : GE est sauvable. Culp a orchestré une réduction de dette de plus de 100 milliards de dollars, transformé le monolithe en un portefeuille d’industries et formé une trentaine d’entités autonomes pour lui redonner de la flexibilité.
Mais surtout il a replacé la valeur pour les clients au centre de la mission de GE, et mené des améliorations systématiques en sécurité, qualité, délais et coûts, en encourageant chaque département à mener des activités de kaizen dans chacun de ses sites au rythme d’un chantier par semaine. Culp se rend sur le gemba avec son sensei, Katahira-san, un ancien Toyota à la retraite, pour voir et discuter avec les opérateurs de terrain, encourager les suggestions et identifier les prochaines opportunités de kaizen.
Lors de son « lean day » en septembre dernier, Culp a invité Carol Dweck pour que celle-ci montre en quoi sa théorie de « growth mindset » est au cœur du « lean mindset » qu’il promeut dans l’entreprise : mettre l’apprentissage au centre du fonctionnement quotidien de l’entreprise et permettre à tous les talents d’atteindre leur plein potentiel.
Je n’écris pas cet édito pour faire la pub de Larry Culp et je ne peux en rien confirmer ce qui est dit dans les articles à son sujet : je n’ai jamais visité son gemba. Je m’interroge sur une autre question : pourquoi aussi peu de CEO s’intéressent au lean. Au vrai lean, pas à l’excellence opérationnelle et son taylorisme déguisé en lean (il suffit de changer le nom sur les slides), mais au lean que défend Culp : aller sur le terrain, participer aux chantiers kaizen personnellement, visiter les centres opérationnels et encourager les discussions et les initiatives d’amélioration, et surtout, étonnamment pour un patron américain, encourager les managers à partager leurs projets qui échouent, à discuter de leurs problèmes, à s’intéresser aux problèmes de fond et à l’exploration des causes racines.
L’opportunité est bien là : des économistes estiment que le mauvais management explique entre un quart et un tiers, de 20 % à 30 % des écarts de productivité (une étude de 20 000 questionnaires dans 35 pays par Van Reenen, Bloom et Sadun) – 20 % ! Les travers du management à la française sont bien connus : un management autoritaire, souvent tyrannique, vertical et technocratique où les salariés n’ont pas leur mot à dire et leurs idées sont systématiquement écartées et leurs initiatives étouffées. Chaque personne doit rester dans son poste, devenir son rôle et faire son job !
Le (vrai) lean est une source reconnue de performance par la participation volontaire de chacun à la résolution de problèmes et à l’amélioration continue. Les entreprises qui adoptent le lean marchent mieux parce qu’elles se fondent sur le développement des gens, pas leur aliénation. Aucune autre méthode, à l’exception bien sûr de la gestion financière, n’a été aussi explorée, discutée et surtout publiée, dans toutes ses facettes, depuis la Qualité Totale au Six Sigma, au Toyota Production System et Toyota Product Development System, jusqu’à la version d’Amazon décrite dans Working Backwards (Marc Onetto, l’ancien SVP opérations et service client de Jeff Bezos nous a souvent expliqué à quel point la méthode Amazon était fondée sur le Toyota Production System). La communauté lean est active et ouverte à tous – et publie articles et ouvrages.
La cause est claire : il s’agit de trouver ensemble une façon plus durable et stable de gérer les entreprises rentablement en s’appuyant sur les personnes et en leur offrant des opportunités de développement personnel et professionnel plutôt que de les asservir au management affreux et exploitant dont tout le monde se lamente tous les jours. En créant les conditions d’investissement dans le kaizen, en menant des initiatives qui mènent à l’innovation par l’amélioration de ce qu’on a, nous augmentons considérablement nos chances de trouver des solutions concrètes et raisonnables aux nouveaux challenges qui se présentent à nous, de la détérioration de notre environnement aux séismes politiques que cela va produire.
Les buts du lean sont évidents : livrer des produits un par un, en s’inquiétant en premier de la sécurité des employés et de la qualité de la réalisation, et en reconnaissant les pertes pour visualiser les problèmes et réduire intelligemment les coûts. La méthode l’est moins pour des managers habitués à lire des rapports, écouter des « on dit » et donner des instructions à tort et à travers : le lean requiert d’impliquer les employés dans la compréhension, la maîtrise par les standards de travail et l’amélioration par le kaizen de leurs propres processus. Et pourtant ce n’est pas si compliqué : se faire un calendrier de visites de terrain, regarder et écouter, clarifier les problèmes avec ceux qui les rencontrent et leur demander de réfléchir à ce qui pourrait être fait autrement puis les aider à expérimenter et partager leurs apprentissages.
Donc pourquoi ? Pourquoi ce refus du vrai lean des grandes entreprises ? Des écoles de commerce ? (et je ne parle pas des cours de « lean » d’optimisation des processus donnés par des consultants). A vrai dire, je me pose la question depuis 30 ans et je n’ai toujours pas de réponse claire. Mais ce qui reste certain est que peu de CEO s’y lancent pour de vrai – et ceux qui le font ont des résultats spectaculaires. Qu’en pensez-vous ?
Michael Ballé
Téléchargez l’édito en PDF
[1] Shawn Tully, « How GE’s CEO used a Japanese manufacturing tactic to turn the company around – and got the stock to outperform Apple and Microsoft last year” Fortune, Janvier 2024.
Nicolas Stampf
Pour moi, l’explication est la même que dans cet article de FastCompany “Change or Die” (autrefois en accès libre): https://www.fastcompany.com/52717/change-or-die
Des patients en obésité morbide sont répartis en 2 groupes: un témoin à qui on explique qu’ils doivent changer leur train de vie ou mourir à court terme (une affaire de mois) et à qui on dit ce qu’ils doivent faire (repas, sport, etc.). L’autre à qui on donne les mêmes explications et à qui on fournit en plus un coaching rapproché (à la semaine je crois), pour la conception des repas, suivi (mesure !) du poids, la valorisation des résultats, pour une activité physique, etc.
Au bout de plusieurs mois, on compare le train de vie des deux groupes. Celui qui a changé est celui qui a bénéficié de coaching.
L’inertie (la cause profonde ?): l’habitude. Même en face d’une situation de vie ou de mort personnelle et imminente. Alors quand il s’agit de management (moins critique)…
Nicolas Stampf
Une coach (non Lean) m’a dit une fois “Le coaché s’arrête là où le coach s’arrête”. Je crois que tout est dit 🙂
Malchair Hervé
je suis enclin à penser que comme les démarches et outils lean sont globalement assez simples elles sont considérées comme simplistes et peu efficaces par des personnes souvent très savantes et couturées de diplômes .
Catherine Chabiron
L’expérience nous a appris que les outils et les concepts « pleins de bon sens » du lean ne sont pas si simples que vous le pensez : regardez, par exemple, le peu de systèmes de production qui fonctionnent correctement en flux tirés lissés en France, y compris dans les industries à gros volumes. Mais surtout, l’absence de vision long terme et d’une philosophie orientée vers les clients et le développement des personnes ne permet pas d’utiliser tous les outils du lean à bon escient. Et donc de ne pas en retirer tous les avantages, tant pour les actionnaires – en cash et en résultats – que pour les salarié(e)s – en intérêt dans leur travail et en réduction de stress. Je vous conseille, pour illustrer mon propos, la lecture du livre « Toyota Economic System » paru aux Etats-Unis il y a quelques mois. (Auteur : Olivier Larue, Editeur : Taylor et Francis-Routlege).
Richard Kaminski, Directeur de la Collection Lean de l’ILF, Éditions L’Harmattan.