L’hiver vient, mais on ne va pas se le dire. Je suis surpris de ne pas entendre parler davantage de la crise économique qui se prépare, comme une vague qui se creuse et qui est sur le point de déferler. Je ne me crois pas souvent catastrophiste, mais j’entends que le luxe est à l’arrêt avec les soucis internes à la Chine, que les carnets de commandes de l’aéronautique sont pleins mais que rien n’est livré parce que Boeing est à terre et Airbus est… Airbus. Dans l’automobile, les Allemands ferment des usines – du jamais vu – et les constructeurs français sont très en retard sur leur plan de ventes, donc on voit bien comment ça va se finir. Le bâtiment est en berne. Nous allons vers un record de défaillances d’entreprises, ce qui n’est guère surprenant quand on me parle de carnets de commandes à moins 30 ou 40 pourcents.
Oui, rendre l’impôt plus égalitaire est un enjeu de société – absolument – ainsi que la transformation énergétique. En attendant, même les financiers s’inquiètent du niveau de dette et redoutent un nouveau crash. Et pourtant entendez-vous la moindre remise en cause de nos têtes pensantes ? Non, pas les sempiternelles jérémiades sur le marché qui nous oblige à faire ça ou qui nous force à faire ci (généralement licencier des techniciens et augmenter les bonus des dirigeants), mais de véritables remises en cause : qu’avons-nous fait pour
- La main d’œuvre : comment rendons-nous les entreprises plus attrayantes et comment formons-nous mieux les techniciens (ceux qui doivent savoir faire la différence entre un bon branchement et un mauvais) ? Quelles carrières leur offrons-nous ? Quel environnement de travail ? Ou tout simplement quelle ambiance d’équipe ?
- La matière : nous rapprochons-nous des fournisseurs de matière et de composants pour mieux comprendre leurs problèmes et mieux intégrer leurs solutions à nos offres, ou au contraire laissons-nous les achats allonger toujours plus les supply chain pour obtenir des baisses de prix à court-terme quitte à tout sourcer au bout du monde ?
- Les machines : avons-nous budgété la maintenance des machines et équipements, ainsi que la formation et la valorisation des techniciens qui s’en occupent ? Avons-nous fait de nos plateaux techniques une priorité qui permet de garantir que la production se passe sans surprise aujourd’hui et qu’on apprend à faire de meilleures machines demain ? Ou au contraire sommes-nous en train de continuer de tout digitaliser pour éloigner encore plus l’intelligence et la compréhension de la façon dont les machines fonctionnent et touchent les pièces ?
- Les méthodes de planification : avons-nous appris des erreurs des ERP et sommes-nous en train d’investir pour former des planificateurs et des ordonnanceurs qui s’intéressent à leurs stocks et qui comprennent l’impact des à-coups de demande sur la capacité de livrer à l’heure ? Ou sommes-nous au contraire en train de déployer encore plus de systèmes pour accroître les capacités de reporting, même quand ils rendent les supply-chains chaotiques ?
Tous les jours, au travail : de quel côté êtes-vous sur ces sujets structurants ? Le silence sur ce qui fait réellement fonctionner les sociétés est tout aussi profond que celui sur la crise qui se prépare. Certes l’entreprise est un assemblage de capital, de travail et de capital circulant – mais cet assemblage n’est productif sur le moyen terme (il y a bien longtemps qu’on ne parle plus de long terme) que grâce au capital humain (le savoir partagé) et capital social (l’ensemble des protocoles relationnels) des entreprises et plus largement de la société.
Même si le prix Nobel d’économie a été discerné à des auteurs qui montrent que la richesse des nations dépend avant tout de la qualité de leurs institutions, plus personne ne semble se poser la question des endroits où il faut investir pour qu’une activité fonctionne, plutôt que des endroits où l’on peut encore assécher les opérations pour les rendre encore plus dysfonctionnelles. Pourtant, chacun de nous est bien confronté à cette question à chaque fois que l’hôpital dysfonctionne, que l’éducation est absente, que la justice déçoit, que l’administration est kafkaïenne, etc. Faire marcher les choses est une science et une pratique.
Les dirigeants qui font du lean disent tous à peu près la même chose. S’ils persévèrent au-delà des cinq premières années, c’est qu’ils y voient un moyen de :
- Garder l’entreprise orientée vers la satisfaction des clients et l’amélioration de l’offre, plutôt que ce qui arrangerait bien ses chefs de services et gestionnaires de processus, et organiser la transmission des savoirs qui permet de garantir la qualité du rendu.
- Encourager une bonne ambiance de travail dans des équipes fondées sur la compétence et l’entraide par le développement continu de la résolution de problèmes collaborative, ce qui permet de faire descendre la décision vers ceux qui ont l’information et, en retour, promouvoir les gens du terrain qui connaissent le métier et apprennent par la résolution de problèmes le fonctionnement d’ensemble de l’entreprise.
- Rendre l’entreprise plus résiliente et plus souple en même temps, avec la recherche continue de processus plus réactifs, avec moins de stagnation, et des capacités collectives de se prendre en main lors des revers et des crises. C’est ce qui permet de mieux préparer le terrain des innovations pour mieux les faire adopter par le marché, plutôt que de les jeter par-dessus le mur de l’entreprise et espérer qu’elles feront mouche auprès des clients.
- Sortir des résultats réguliers en croissance, cash et rentabilité, tout en gardant les capacités de réinvestissement dans les personnes et les machines par le meilleur Retour sur Actifs que permettent Jidoka, Juste-à-temps et Kaizen pris main dans la main.
Le contexte économique n’est pas un acte de la Providence : il est le résultat de la somme des stratégies économiques des entreprises et des institutions françaises. Et on en lit les effets tous les jours dans la presse : toutes ces brillantes stratégies ne mènent qu’à un seul point – céder aux investisseurs américains.
A contrario, à entendre les dirigeants qui ont adopté le lean, non seulement le lean est une évidence – la seule méthode qui leur permettra de prospérer dans la déroute annoncée – mais ils pensent également qu’il est évident que les autres entreprises de leur secteur devraient s’y mettre, et vite, pour que nous puissions renouer avec la victoire collectivement. Mais cela ne se reproduit pas.
Je suis un optimiste. Nous autres, dans le lean, nous en sortirons tant bien que mal, nous l’avons prouvé dans les crises précédentes. La bonne nouvelle est que si plusieurs dirigeants ont su adopter le lean, sur des dizaines d’années, pour en faire un pilier de leur management, cela montre qu’il ne s’agit pas uniquement d’une bizarrerie du cas Toyota et que les mêmes causes ont les mêmes effets. Les entreprises lean sont réellement plus orientées client, plus antifragiles, plus à l’écoute de leurs employés et fournisseurs, et plus rentables sur la durée. Ces pionniers le prouvent. Nous pouvons donc imaginer un pays dans lequel de plus en plus de patrons s’y consacrent. Mais comment le faire savoir plus largement ? Que pouvons-nous faire de plus pour convaincre autour de nous ?
L’hiver vient. Préparez-vous : ouvrez un livre de lean. Puis un deuxième.
Michael Ballé
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