Peut-on encore élaborer une stratégie d’entreprise sur un seul scénario ?
La stratégie représente l’ensemble des choix qu’une entreprise fait dans l’espoir que ses clients préféreront ses produits ou services à ceux de ses concurrents.
Mais comment prédire l’avenir ? Les prévisions, extrapolant sur le futur les tendances passées, avec quelques points d’inflexion anticipés, sont très couramment utilisées, qu’il s’agisse d’anticiper le court ou le long terme. L’analyse des scénarios divergents possibles est malheureusement plus rare.
Il existe une grande différence entre les scénarios et les prévisions. Les prévisions s’appuient sur des variables certaines, posées comme hypothèses fermes et définitives. Les scénarios explorent d’abord des variables incertaines, celles qui peuvent bouleverser l’avenir et tentent de définir ce qui se passerait si ces variables évoluaient dans une direction ou une autre.
Comme le souligne André Bénard (ancien directeur général de Shell) : « L’expérience nous a appris que la technique des scénarios est bien plus efficace pour obliger les gens à réfléchir à l’avenir que les techniques de prévisions que nous utilisions auparavant. » Cette approche oblige à penser différemment et à mieux se préparer aux incertitudes de demain, là où les prévisions peinent à capturer la complexité des changements majeurs.
Face à l’incertitude, il existe deux réactions courantes :
– Les ignorer : c’est l’éléphant dans la pièce, une menace évidente que l’on préfère ne pas aborder.
– Prendre des décisions radicales : parier sur un scénario unique et trancher de manière brutale, en espérant avoir raison. Ces choix extrêmes peuvent mettre en danger l’entreprise si le pari se révèle faux.
Le choix d’un scénario unique est typique d’une approche 4D, telle qu’elle a été décrite dans «Réussir ses décisions stratégiques» :
– Définir une situation en faisant un pari sur une variable incertaine.
– Décider une orientation, une stratégie basée sur cette variable.
– Diriger la mise en œuvre de cette décision par le biais de plans d’action.
– Démêler les conséquences
Pendant la crise du COVID, une entreprise de transport a par exemple jugé que le prix du pétrole allait continuer à augmenter. Elle a transformé cette variable incertaine en une certitude pour définir sa situation. En conséquence, elle a pris la décision de renouveler entièrement sa flotte et d’acheter uniquement des camions à hydrogène. Elle a mis en œuvre son plan, mais aujourd’hui, elle se retrouve confrontée aux conséquences : le réseau de stations hydrogène est encore insuffisamment développé, l’autonomie est inférieure à celle du diesel, le coût initial est élevé, et l’hydrogène vert reste plus coûteux. Ces raisons cumulées rendent son modèle économique insoutenable. Résultat : elle fait faillite.
Le scenario planning offre une alternative à ce modèle 4D. C’est un processus qui permet d’écrire des « histoires » potentielles sur l’avenir et de pouvoir adapter les décisions en conséquence. Contrairement aux prévisions, il ne cherche pas à prédire, mais à faire face aux incertitudes et à orienter les choix d’aujourd’hui pour mieux se préparer. En opposition au modèle 4D, le scénario planning nous invite à adopter un modèle 4C :
– Chercher le vrai problème d’aujourd’hui : Quelles sont les variables incertaines à retenir ? Quel est l’éléphant dans la pièce ?
– Se confronter à l’incertitude : Dans quelle direction ces variables incertaines peuvent elles évoluer ? Doit on parier sur une inflation forte ou faible ? Un accès aisé au financement ou au contraire une restriction du cash ? Telle matière première va-t-elle continuer à être disponible ou pas ? Il ne s’agit pas de trancher, mais d’affronter les différents scénarios envisagés (fort – faible, disponible ou pas…) et de déterminer les apprentissages nécessaires pour se préparer à chacun d’eux.
– Cadrer le problème : L’entreprise va alors pouvoir orienter ses équipes, encadrer l’apprentissage ou la préparation à ces différents scénarios.
– Coconstruire des expérimentations : Les équipes collaborent pour tester localement des solutions. Quels petits changements ou innovations peuvent être mis en œuvre pour évaluer leur efficacité ?
Les scénarios de Shell, construits au début des années 70, incluaient la possibilité d’un choc pétrolier, ce qui a permis à l’entreprise de s’adapter rapidement à la crise en 1973. Pour chercher les problèmes, l’entreprise avait commencé par identifier les variables incertaines, telles que l’évolution de la demande par pays, les disponibilités d’approvisionnement, l’impact sur les prix, afin d’aider le top management à développer une réflexion stratégique. Shell avait ensuite confronté ses managers à ces incertitudes en leur faisant part des différents scénarios, selon que ces variables incertaines évoluaient dans un sens ou dans l’autre. Cela les a aidés à mieux comprendre les bouleversements possibles et à s’y préparer. Affecter des noms et décrire chaque scénario retenu a permis de cadrer la réflexion et la préparation dans chaque filiale. Une co-construction a ainsi émergé : l’entreprise avait compris qu’une stratégie unique ne convenait pas partout et a laissé ses filiales choisir comment se préparer ou s’adapter en fonction des besoins ou contextes locaux.
Reprenons l’exemple du transporteur, et imaginons que l’entreprise ait adopté une approche 4C. Pendant la crise du COVID, elle aurait commencé par chercher à identifier les tendances incertaines, comme la hausse ou la baisse des prix du pétrole et la pression plus ou moins forte sur l’utilisation d’énergies fossiles et les émissions de CO2. Elle aurait ensuite accepté de se confronter aux différents scénarios possibles, évitant ainsi de prendre des décisions trop hâtives. Elle aurait alors pu orienter ses équipes sur ce qu’il convenait apprendre dans le cadre de chacun des scénarios retenus, notamment sur la technologie de l’hydrogène et sur les solutions déjà testées par d’autres entreprises. Une démarche de co-construction pouvait alors émerger, permettant d’explorer différentes options tout en limitant les risques : mieux comprendre quand l’hydrogène était pertinent (distance, puissance requise, disponibilité géographique), tester l’hydrogène sur cette base avec une partie limitée de la flotte, tout en travaillant en parallèle sur des économies d’énergie fossile pour répondre aux autres scénarios.
Le scenario planning est un outil pertinent dans une approche 4C, parce qu’il offre une réflexion stratégique flexible, qui ne s’enferme pas dans un seul scénario a priori, et qu’il permet d’appréhender au mieux la complexité du monde. Contrairement aux modèles rigides, cette méthode encourage la visualisation d’une multiplicité de futurs possibles et prépare les équipes aux changements. Elle favorise la collaboration, en impliquant activement les collaborateurs dans le processus, et leur donne un sentiment de soutien et d’autonomie.
Wack, P. (1985). Scenarios: Uncharted waters ahead. Harvard Business Review. Retrieved from https://hbr.org/1985/09/scenarios-uncharted-waters-ahead
Ballé, M., Olivencia, S., & de Beauvallet, G. (2024). Réussir ses décisions stratégiques. Eyrolles.
Catherine Chabiron, Jacques Chaize, Margaux Mercier – 9 décembre 2024
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