L’alliance augmentée : quand l’opérateur et l’IA font équipe

L’alliance augmentée : quand l’opérateur et l’IA font équipe

Un matin de janvier, Sophie se rend à l’usine comme à son habitude, thermos de café en main et chaussures de sécurité aux pieds. À 37 ans, cette technicienne de production chevronnée connaît chaque recoin de la ligne d’assemblage. Avec 15 années d’expérience, Sophie a traversé plusieurs mutations technologiques. Fille et petite-fille d’ouvriers, elle est fière de son parcours.

Ce matin, cependant, quelque chose a changé. Sophie prend son poste avec un regard à la fois curieux et légèrement appréhensif. Un nouvel assistant vient d’être installé sur son poste de travail, un écran tactile flambant neuf connecté à des dizaines de capteurs. Ce système, capable d’analyser chaque geste en temps réel, signale les anomalies avec une précision inégalée. Son superviseur, Marc, a insisté : “C’est un assistant, pas un remplaçant.”

Une technologie intrigante ou inquiétante ?

Ce nouvel assistant alimenté à l’intelligence artificielle (IA) est en somme assez basique. Il suffit à l’automatisation de certaines tâches, privilégiant une approche frugale et un ROI prometteur. Par exemple, il va pouvoir guider Sophie grâce à un code couleur simple qui lui indique :

· Vert pour un geste parfait,

· Orange pour une zone à vérifier,

· Rouge en cas d’anomalie avérée.

Dans certains cas, il va jusqu’à suggérer des actions correctives, même si la décision finale revient toujours à Sophie. Au début, elle reste prudente, se remémorant des innovations passées aux promesses non tenues. Pourtant, elle réalise rapidement les bénéfices : l’IA repère des détails que Sophie aurait pu ne pas remarquer, comme une vis mal vissée ou un composant défectueux. Le taux de qualité s’améliore de 15 % alors qu’il était déjà élevé.

Les représentants du personnel ont été associés dès les premières étapes de conception et d’intégration de cette IA. Un accord collectif encadre strictement l’usage des données collectées, en garantissant qu’elles ne serviront pas à évaluer individuellement les performances. Des réunions trimestrielles, nourries par les retours du terrain, permettent d’ajuster en continu le dispositif pour préserver l’équilibre entre innovation technologique et respect des conditions de travail.

Malgré tout, une peur persiste chez Sophie : que son métier perde son sens ou que ce sens évolue dans une direction qu’elle n’est pas prête à accepter. Sophie sait que chaque geste, chaque décision, reflète des années d’apprentissage et de savoir-faire humain. Peut-elle faire confiance à une machine pour enrichir – et non réduire – sa valeur ajoutée ? Qui sera responsable en cas d’erreur dans la supervision de la qualité du produit ? Sophie, son superviseur Marc, l’IA ou les trois ?

Vers une collaboration humain-technologie

Au fil des semaines, Sophie apprend à utiliser cette IA. Elle passe six mois à se former en cours du soir. Elle est capable maintenant de tester ses limites, enrichir son fonctionnement et mieux comprendre les algorithmes mobilisés. Peu à peu, l’IA évolue et devient un allié, révélant des tendances invisibles à l’œil humain. Par exemple, elle identifie l’impact d’une légère variation de température sur la qualité de soudures (représenté par un abaque adapté au matériau utilisé), une subtilité que Sophie n’avait jamais perçue auparavant.

Plus qu’un monologue technologique, l’interface instaure un dialogue interactif. Les suggestions de l’IA ne sont pas perçues comme des ordres ; elles nourrissent la réflexion et encouragent les échanges entre collègues. L’outil s’intègre aux pratiques lean déjà existantes dans son entreprise, incarnant parfaitement le principe du jidoka : l’automatisation avec l’intelligence humaine.

Lors des échanges collectifs, Sophie insiste sur l’importance de préserver des moments de discussion autour de la qualité et des standards, malgré la richesse des connaissances intégrées dans l’IA. Elle souligne que, pour garantir une véritable amélioration continue, ces échanges humains doivent compléter les capitalisations passées encapsulées dans la technologie. Sophie plaide également pour une plus grande implication des représentants du personnel, afin de nourrir un dialogue social constructif et équilibré.

Convaincue que la technologie doit rester un outil d’émancipation plutôt qu’un levier de contrôle, elle alerte sur les risques d’une dépendance excessive à l’IA. Une défaillance du système pourrait désorienter les équipes et mettre en péril l’expertise qu’elles ont patiemment construite.

Sophie et ses collègues redoutent parfois de devenir de simples exécutants, dépossédés de leur expertise. Des questions éthiques se posent également :

· Les données collectées servent-elles uniquement à optimiser la prise de décision ?

· Quels mécanismes garantissent la confiance envers l’IA et son “explicabilité” ?

· Comment éviter une confiance aveugle dans l’outil et résister à la tentation du productivisme, tout en poursuivant une démarche de kaizen ?

· Comment maintenir une dynamique d’apprentissage face à un système qui fournit déjà les réponses ?

Mais qu’advient-il du rôle de team leader ?

Malgré ses réserves, Sophie perçoit les opportunités qu’offre cette technologie. L’IA ne remplace pas son expertise : elle peut l’amplifier dans les bonnes conditions. Chaque suggestion devient une base de réflexion, chaque interaction un apprentissage. Au sein de l’équipe, un processus collaboratif se développe, mêlant savoir humain et puissance algorithmique des savoirs cumulés. L’algorithme propose, l’équipe dispose.

Pour Sophie et Marc, l’avenir ne sera ni entièrement manuel, ni totalement automatisé. Il sera hybride, où la technologie ouvre des perspectives plutôt que d’imposer des solutions. Ainsi, elle imagine un futur où l’IA, pensée selon les principes du lean, élève la composante cognitive du travail et redéfinit le travail comme un espace de collaboration multi-agent. Un futur où la technologie ne dicte pas, mais ouvre le dialogue et suppose des temps de concertation et d’ajustements mutuels

Marc aussi a vu son rôle profondément évoluer avec l’introduction de l’IA. Autrefois focalisé sur le contrôle des opérations et la gestion des aléas quotidiens, il consacre désormais plus de temps au support de son équipe et au développement de leurs compétences. “Mon métier est devenu plus enrichissant“, explique-t-il. “L’IA prend en charge une partie de la supervision technique, ce qui me permet de me concentrer sur l’humain.” Chaque matin, il anime un stand-up meeting où l’équipe analyse les données collectées la veille par l’assistant IA. Ces rituels quotidiens se transforment en véritables temps d’apprentissage collectif, où chacun contribue en partageant ses observations et ses meilleures pratiques. Marc ouvre également la voie à un temps individuel accru dédié à l’amélioration continue, rappelant que le travail ne se limite pas à produire (Work), mais inclut aussi le progrès (Kaizen). L’IA optimise ainsi les tâches opérationnelles, libérant de l’espace pour se concentrer sur l’amélioration et l’innovation au quotidien.

Marc organise donc des sessions de coaching individualisées, s’appuyant sur les données de l’IA pour identifier les axes de progression de chaque opérateur. Son rôle s’est ainsi transformé : de gestionnaire d’opérations, il est devenu un véritable facilitateur du changement, accompagnant son équipe dans la maîtrise des nouveaux outils tout en préservant leur autonomie et leur savoir-faire. “Le plus gratifiant“, confie-t-il, “c’est de voir mes équipiers gagner en confiance et en expertise, portés par cette alliance entre leur expérience et la technologie.” Le potentiel de l’IA en matière de pédagogie est clairement illustré, notamment à travers des dojos encadrés par Marc. Il y consacre maintenant plus de 25 % de temps supplémentaire.

Et demain, quel sera le rôle des métiers supports ?

Si Sophie et Marc peuvent gagner en autonomie grâce à cet assistant IA, une question émerge : comment les métiers supports devront-ils évoluer pour accompagner cette transformation ? Quand une partie des tâches de contrôle qualité, d’amélioration continue ou de gestion des opérations peut désormais être prise en charge directement sur la ligne par les opérateurs eux-mêmes, quelles nouvelles missions se dessinent pour les techniciens méthodes, les ingénieurs qualité, les équipes support ?

Leur rôle devra-t-il s’orienter davantage vers la conception d’outils d’assistance, le développement continu des compétences des opérateurs, ou encore l’analyse stratégique des données générées par ces systèmes ? Peut-être évolueront-ils en facilitateurs de l’interopérabilité entre l’humain et la technologie, veillant à garantir une meilleure “interprétabilité” des solutions IA et à favoriser une collaboration fluide et efficace.

Sophie et Marc perçoivent que, pour tirer le meilleur parti de cet écosystème hybride, les métiers supports devront, eux aussi, repenser leurs pratiques et se recentrer sur des activités à plus forte valeur ajoutée. Les fonctions d’encadrement et de support pourraient être intégrées aux expérimentations, créant ainsi des espaces transversaux d’amélioration continue et favorisant des délibérations ancrées dans des données concrètes, issues à la fois du terrain et des systèmes d’IA. Le défi sera de trouver un équilibre entre le soutien apporté aux opérateurs augmentés et l’orientation des actions d’innovations à porter.

En guise de conclusion toute provisoire

Ainsi, l’évolution des usines et du travail ne repose pas seulement sur l’intégration technologique, mais sur une réinvention collective des rôles, où chaque acteur, de l’opérateur aux métiers supports, contribue à façonner un dialogue social et technologique profondément humain, orienté vers la satisfaction et la collaboration entre toutes les parties prenantes.

Dans cette transformation, le cadre réglementaire jouera un rôle déterminant, en garantissant une évolution centrée sur les besoins des parties prenantes, conformément à la vision de l’Industrie 5.0 portée par la Commission européenne. Cette approche repose sur une vision claire, un cadre éthique robuste et l’implication active de tous les acteurs, y compris les organisations syndicales.

C’est dans ces conditions que l’IA pourra devenir un véritable levier d’émancipation, offrant aux opérateurs comme Sophie et aux superviseurs comme Marc l’opportunité de développer de nouvelles compétences, d’enrichir leur métier et de renforcer leur rôle dans une industrie plus humaine et collaborative.

Florian Magnani et Alexandre Guillard

Abonnez-vous à Articles ILF sur Linkedin

Références :

Tortorella, G. L., Powell, D., Hines, P., Mac Cawley Vergara, A., Tlapa-Mendoza, D., & Vassolo, R. (2024). How does artificial intelligence impact employees’ engagement in lean organisations? International Journal of Production Research, 1–17. https://doi.org/10.1080/00207543.2024.2368698

Powell, D.J. (2024), “Artificial intelligence in lean manufacturing: digitalization with a human touch?”, International Journal of Lean Six Sigma, Vol. 15 No. 3, pp. 719-

Publier un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Les données collectées par ce formulaire vous permettent de déposer un commentaire sur cet article.
Pour connaître et exercer vos droits, notamment de retrait de votre consentement à l'utilisation des données collectées par ce formulaire, veuillez consulter notre politique de confidentialité.