Est-ce vraiment du lean ?

Est-ce vraiment du lean ?

Cette question, je me la pose presque tous les jours.

J’applique le lean dans des milieux non industriels. Et un jour, un sensei m’a dit : « Sans flux tiré lissé, on ne fait pas de lean. » Certes. Mais un flux tiré lissé, au sens strict, n’est pas toujours possible. Surtout dans des environnements comme l’hôpital — où j’ai passé l’essentiel de ma carrière — ou dans les bureaux d’un ministère chargé d’accompagner les autres ministères dans l’amélioration continue.

Dans ces contextes, il est tentant de multiplier les outils (5S, A3, standards…) pour se rassurer, ou de s’accrocher à un ou deux emblèmes du lean (tableaux 5 colonnes, obeyas, outils de visualisation), comme s’ils incarnaient à eux seuls toute la philosophie. Mais utiliser des outils, ce n’est pas forcément faire du lean. L’usage des outils lean n’est pas automatique, comme les antibiotiques. J’irais même jusqu’à dire : si on peut s’en passer, il faut le faire.

Car introduire un outil, c’est prendre le risque que l’équipe se focalise sur lui plutôt que sur le seul objectif qui compte : satisfaire rapidement et pleinement le client, dans 100 % des cas. Et réussir, chaque jour, un peu mieux dans cet objectif (impossible).

Le lean, c’est d’abord l’amour du travail bien fait. C’est la passion de son métier : la passion du soin à l’hôpital, la passion des trains à la SNCF, la passion de la vente dans le retail… Mais c’est aussi une stratégie, une manière de manager, et surtout une manière de penser. Il nous oblige à revoir en profondeur nos habitudes et nos représentations. Et c’est parfois déroutant. Car le lean n’est pas une révolution, c’est l’accumulation de nombreux petits détails qui, mis bout à bout, transforment profondément l’organisation.

Je vous propose de partager ici quelques deuils que j’ai dû faire, et qui ont profondément changé ma manière de manager. Dans un précédent post, j’avais parlé des 8 principes clés du lean. Aujourd’hui, je souhaite aborder certains gestes managériaux que j’ai dû abandonner, sous les conseils de mon sensei.

1. Refuser de tout contrôler, éviter d’arbitrer (dans au moins 80 % des cas)

L’arbitrage par le chef est souvent perçu comme un signe de leadership. Mais en lean, c’est souvent un aveu d’échec collectif : échec de compréhension mutuelle, ou échec du travail en équipe.

Faire du lean, c’est accepter de ne pas tout contrôler. C’est difficile. Cela signifie endosser la responsabilité d’initiatives que vous n’avez ni demandées, ni parfois même comprises au départ. Et pourtant, ces initiatives sont toujours pertinentes localement.

Si les équipes vous voient encourager chaque initiative bien intentionnée, elles continueront à en prendre. Le lean, c’est passer de 0,1 idée d’amélioration par personne et par an à 7 ou 8 mises en œuvre concrètes. Pour une équipe de 100 personnes, cela représente plus de 3 actions par jour. Dans un hôpital de 7 000 personnes, je vous laisse imaginer. Impossible à piloter en central.

2. Abandonner les plans d’action

Même si vos tutelles ou votre conseil d’administration vous les réclament, les plans d’action sont souvent contre-productifs.

Quand on s’intéresse vraiment au client, la résolution des vrais problèmes occupe déjà la majorité du temps d’une équipe de direction. Comprendre ces problèmes, aller sur le terrain, collecter les données, tester des solutions, vérifier leur efficacité… Cela prend 80 à 90 % de l’énergie disponible.

Un plan stratégique avec 50 actions à suivre et à « reporter », c’est souvent un exercice politique, pas une démarche utile. Et surtout, il détourne l’attention des problèmes réels, ceux des clients ou des équipes de production.

3. Parler finances… mais pas à tout bout de champ

Oui, vous devrez parler finances avec vos supérieurs. Mais peu avec vos équipes. Car les bons résultats financiers sont la conséquence d’un travail bien fait. Alors autant parler travail bien fait, amour du geste parfait et passion du métier avec vos équipes.

Les problèmes à résoudre qui font la performance ne se trouvent pas dans les tableaux Excel, mais sur le terrain. Les retraitements comptables donnent souvent une image déformée — parfois fausse — de la réalité. Par exemple, une mauvaise performance financière peut venir… du mode de financement lui-même, pas de l’équipe. Ou encore de facteurs invisibles dans les benchmarks : contraintes architecturales, qualité, motivation des équipes…

4. Accepter de sacrifier le court terme pour viser le long terme

Ne pas recruter pour « un hiver peut-être difficile » peut sembler raisonnable sur le papier. Mais les hivers sont presque toujours difficiles. Et le coût réel d’un sous-effectif se mesure en patients mal pris en charge… et en personnel en souffrance.

5. Ne jamais surinvestir la police des mœurs au-delà du cadre prévu

Certains comportements révoltent. C’est normal. Mais le cadre doit rester celui de la procédure : enquête, conseil de discipline, signalement au procureur.

S’en mêler personnellement, au-delà de ce cadre, c’est prendre le risque de déstabiliser le processus (juridique, administratif, collectif). Et surtout, de détourner l’attention de ce qui devrait rester le centre de gravité : le client, sa satisfaction et la sécurité de tous.

6. Considérer la motivation des équipes comme un facteur clé de performance

Trop souvent considérée comme un « bonus », la motivation est en réalité un levier fondamental.

Une réorganisation mal concertée (changement d’horaires, par exemple) peut démotiver durablement une équipe. Dans mon expérience, les décisions prises sans les équipes se paient toujours en performance.

7. Ne jamais sacrifier l’apprentissage à l’autel du processus

On vous dira que le bon processus donne forcément un bon résultat. Faux.

Sans les bonnes personnes, formées, impliquées, responsabilisées, le processus reste lettre morte. Améliorer la recette n’a aucun sens si le cuisinier la connaît déjà par cœur… ou ne la regarde plus.

Développer les personnes est la clé. Les procédures doivent être construites avec elles, pas pour elles. Le design « idéal » d’un process, conçu en chambre par des experts, pénètre rarement le terrain.

En conclusion

Faire du lean, c’est renoncer à beaucoup d’illusions : celle du contrôle total, des plans parfaits, des tableaux rassurants. C’est une pratique exigeante, modeste, patiente, qui oblige à faire confiance, à écouter, à apprendre… Et surtout, à replacer le client et les équipes au centre.

Ce n’est pas toujours confortable. Mais c’est, à mon sens, le seul chemin vers une amélioration sincère et durable.

Benjamin Garel

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