En s’appuyant sur leur expérience au service de la croissance exceptionnelle du groupe Aramis, les auteurs Michael Ballé, Nicolas Chartier, Guillaume Paoli et Régis Medina s’expriment sur le rôle des dirigeants dans le façonnement des esprits et des comportements, ainsi que leur constante et nécessaire remise en question pour donner le meilleur exemple possible.
Notre livre Raise the Bar – From Zero to 1 Billion évoque les enseignements que nous retirons de la croissance du Groupe Aramis, de ses débuts jusqu’à son introduction en bourse sur Euronext. Le titre lui-même résume parfaitement l’essentiel de ce que nous avons appris, mais il y a un piège. Il est instinctif de l’interpréter comme « en attendre plus des autres », alors que notre principale leçon réside dans l’importance de mettre la barre plus haut pour soi-même. Vous devez en permanence trouver l’équilibre entre sécuriser votre performance d’aujourd’hui et adapter votre entreprise au futur, et c’est un test permanent de leadership. Dans un monde où les clients, les marchés, et plus généralement l’environnement changent en permanence, il n’existe pas de réponses toutes faites. Les meilleures pratiques peuvent vous donner de l’inspiration et vous amener à changer votre regard sur votre situation, mais en réalité, elles ne vous aideront pas : ce sont les meilleures pratiques d’hier, alors que nous devons comprendre comment les choses vont évoluer dans les années à venir.
On nous a enseigné que faire croître une entreprise n’était question que de structure et de processus. La structure telle qu’elle est décrite dans un organigramme : des départements spécialisés liés les uns aux autres par une hiérarchie. Chaque responsable de département est chargé de diriger son département selon les objectifs financiers venant d’au-dessus, tout en réalisant les investissements nécessaires pour adapter son département aux circonstances du moment et, dans le meilleur des cas, du futur. Les processus sont principalement des règles indiquant comment faire les choses dans le bon ordre pour obtenir des résultats reproductibles. En général, le travail est vu comme une somme de prescriptions. Les actions prescrites font partie des processus, qui sont constamment optimisés pour générer des économies de volume ou d’automatisation.
L’hypothèse consiste à dire que si nous mettons en place la bonne structure, que nous dirigeons cette dernière à l’aide des bons processus, nous obtiendrons une performance constante. En suivant cette doctrine, lorsque les choses changent, nous devons nous restructurer pour nous adapter aux nouvelles conditions du marché et concevoir de nouveaux processus. Le marché des cabinets de conseils est devenu une industrie à part entière visant à accompagner les entreprises dans ces changements. Malgré tout, ces hypothèses sont-elles exactes ? Ou bien sont-elles devenues une idéologie, un programme qui doit être mis en place sans tenir compte des conséquences ?
Si nous nous intéressons aux vingt années passées depuis la création d’Aramis, il n’y a pas foule d’entreprises florissantes. Ce que nous pouvons voir, c’est que les multinationales dominent leur marché essentiellement grâce à leur puissance financière, des services aux clients de plus en plus discutables à cause de systèmes numériques rigides, et des employés désengagés et en manque d’une mission claire, avec parfois des boulots dénués de sens où chacun a l’impression de n’être qu’un simple rouage dans une machine bureaucratique. Dans la perspective de la structure et des processus, si les clients se plaignent, c’est parce qu’ils en demandent trop. Et si le processus échoue, la faute revient aux employés. Dans cet état d’esprit, les processus sont la solution et les personnes sont toujours le problème (pourquoi ne peuvent-ils pas suivre le processus, et ce avec le sourire ?)
Aux débuts d’Aramis, notre approche fut aussi de créer une structure (nouveaux rôles et départements avec des organigrammes indiquant qui dépend de qui) et de définir les processus (avec des cartographies et des instructions détaillées qui vont avec) afin de vendre nos voitures neuves et d’occasion sur internet. Cependant, tandis que la complexité augmentait, nous sentîmes que l’entreprise devenait de plus en plus rigide tout en étant de moins en moins capable de relever des défis, et apprîmes à aller sur le terrain pour voir les problèmes par nous-même et en investiguer les causes.
Sur le gemba, il est plus difficile de voir des structures et des processus. Ce que vous pouvez voir, en revanche, ce sont les gens et les systèmes. Les personnes répondent aux requêtes d’autres personnes, et réalisent cela en utilisant des systèmes. Les personnes sont spécialisées tout autant que les processus, donc à un moment donné, il y a un passage de relais. La séquence de ces passages de relais constitue le processus. Par exemple, dans notre cas de vente de voitures sur un site internet, il est peu probable que le vendeur qui parle au client potentiel soit également la personne qui décharge la voiture du camion une fois qu’elle est arrivée, ou la personne qui prépare le véhicule avant livraison au client. On peut donc imaginer qu’avec peu de ventes, ces trois tâches peuvent être réalisées par la même personne, mais qu’avec une forte croissance, la nécessité d’une plus grande spécialisation tombe sous le sens.
Cette spécialisation, en revanche, casse la fluidité, tant du travail en flux continu que de l’expérience du client, et crée un nombre infini de points de friction aux passages de relais des processus. Les membres de l’équipe de vente jonglent constamment entre les besoins spécifiques du client assis devant eux et les instructions de leur propre hiérarchie (souvent exprimée concrètement par des incitations à vendre ceci ou cela). L’équipe de préparation doit gérer les changements de planification, que cela provienne des clients ou bien de la logistique, et des aléas sur la voiture qu’ils peuvent, ou non, régler par eux-mêmes. Et quand les segments de processus sont désynchronisés, les employées entrent aisément en conflit sur qui était censé faire quoi, qui a fait une erreur et qui est à blâmer pour chacun des incidents.
La deuxième leçon que nous donne le gemba est que la performance ne provient pas d’un processus parfait mais de personnes engagées et curieuses. Certaines équipes gèrent parfaitement les « hics », se préoccupant avant tout des clients, et s’aidant les uns et les autres au niveau des passages de relais pour trouver la solution la « moins pire » face à tel problème insoluble. Ils gèrent les priorités contradictoires avec perspicacité et se soutiennent mutuellement. D’autres équipes, au contraire, semblent prendre chaque tâche et chaque responsabilité dans son sens le plus étroit, se marchent sur les pieds les uns des autres, et semblent prendre du plaisir à chercher des coupables. C’est fascinant de voir l’impact négatif presque immédiat que peut avoir l’arrivée d’une nouvelle personne ronchonne sur une équipe très performante – c’est toujours une histoire de personnes.
C’est toujours affaire d’interprétation de la part des gens, pour être précis. Les entreprises sont pleines de contradictions parce qu’aucune structure ou processus ne peut être conçu parfaitement pour les conditions actuelles du marché – qui changent plus rapidement que la capacité d’adaptation des entreprises. Mais certaines personnes, qu’il s’agisse de dirigeants ou de collaborateurs, gèrent ces contradictions mieux que les autres. Elles comprennent les priorités, et font les bons choix de telle sorte que chacun y trouve son compte. Nous avons vu des agents de service client se transformer en promoteurs enthousiastes de clients mécontents suite à un vrai échec de processus de notre côté : ils ont écouté, fait preuve d’empathie et ont compensé. Oui, il aurait été préférable que le problème n’apparaisse pas, mais la compétence et l’intelligence émotionnelle de l’équipe service client peut faire toute la différence.
Parce que chacun s’accorde à dire que la croissance organique a besoin d’être soutenue par une structure et des processus, la pensée économique habituelle postule que pour croître en faisant des acquisitions réussies, vous devriez rapidement déployer les mêmes systèmes partout puis récupérer les coûts de synergie en centralisant la fonction support de ces systèmes dans des centres de soutien mutualisés. Cette théorie prévaut encore, malgré le pourcentage atrocement bas d’acquisitions réussies. En observant cela depuis le gemba, nous avons réalisé que ce qui rend les personnes et les équipes performantes réside dans leur relation avec leurs outils. Lorsqu’elles comprennent leurs outils et systèmes, comment ils fonctionnent, ce qu’ils montrent, et quels sont leurs biais, elles prennent de meilleures décisions. Changez leur système et elles doivent en réapprendre un autre à partir de zéro – souvent à contre-cœur.
Au lieu d’imposer un seul système aux entreprises que nous acquérons – en harmonisant les structures ou les processus – nous avons pris une approche d’intégration différente, une approche basée sur le gemba (d’ailleurs, nous utilisons rarement des mots comme « acquisition » et « intégration » en interne. Nous leur préférons « rejoindre le groupe » et « travailler ensemble ». Nous savons que les mots ont un poids, et nous avons trouvé cela plus simple pour préserver et améliorer l’engagement du personnel). Nous nous sommes concentrés sur les gens. Tout d’abord, nous discutons régulièrement avec les managers des problèmes lean clés de notre marché: qu’est-ce qui satisfait vraiment les clients dans chaque culture ? Comment achetons-nous la bonne voiture au bon moment pour avoir de faibles lead times et des stocks bas ? Comment évitons-nous les surcoûts en nous concentrant sur la qualité et en nous rapprochant du bon-du-premier-coup ? Comment nous assurons-nous que les outils et systèmes fonctionnent pour chaque équipe, partout ? Et avec chacun de ces problèmes, comment incitons-nous chaque opérateur à identifier le problème et à trouver une solution locale ?
Puis, au fur et à mesure que les équipes de terrain s’attaquent à ces problèmes typiques, nous les invitons à partager leur expérience et les contre-mesures locales dans des communautés à l’échelle de l’entreprise où les collaborateurs discutent leurs perspectives, apprentissages et initiatives. À l’aide de telles communautés d’échanges de pratiques, nous voyons que des personnes de cultures et d’antécédents différents convergent progressivement et construisent ensemble une compréhension commune de la meilleure manière de faire tourner la boîte. Cela génère ensuite une convergence naturelle des outils et des systèmes, puisque les systèmes évoluent et que les outils sont partagés à travers toute l’entreprise. Les synergies que nous recherchons sont issues de davantage de discernement à travers l’entreprise, dans différentes circonstances locales et avec des personnes ayant des expériences différentes, mais qui, progressivement, adhèrent à la même théorie du succès.
Comment pouvez-vous encourager un meilleur discernement à grande échelle ? C’est la question au cœur du leadership. Les structures et processus ne vous aideront pas. Un bon discernement est une affaire d’interprétation, de savoir voir les faits différemment, souvent à la lumière de notre expérience, et de faire des choix avisés – pas nécessairement les choix prescrits. Le discernement signifie également prendre des risques. Cela implique de se mettre à découvert pour corriger un échec du processus. La conséquence est qu’il faut accepter de s’exposer aux critiques de la structure, qui conçoit facilement son rôle comme consistant à faire appliquer les règles, non pas satisfaire les clients.
Sur le gemba, vous réalisez que votre performance globale est intrinsèquement liée à ces moments magiques où quelqu’un a la bonne idée et prend les bonnes initiatives. Puis, vous réalisez que pour réparer les processus, vous avez besoin de ce même discernement de la part des personnes afin qu’ils trouvent une idée kaizen sensée – qu’ils pourront ensuite développer en améliorations du processus à grande échelle. Vous découvrez également que de telles idées et initiatives sont, pour la plupart, nées d’échanges en équipe entre les collaborateurs. Lorsqu’ils discutent du bon sujet, ils réaliseront les bonnes actions. Lorsqu’ils discutent des mauvais sujets (ou qu’ils ne discutent pas du tout), cela n’arrivera pas.
Pour comprendre ce point de vue sur les gens et les systèmes, nous devons nous intéresser aux protocoles relationnels – les normes sociales qui régissent la façon dont les personnes interagissent entre elles avec les systèmes en place. De tels protocoles sont autant affectifs que cognitifs : qui échange facilement avec qui ? À quel sujet ? Sur quel ton ? Quel type d’émotions sont considérées comme normales ou anormales au sein de l’équipe ? Par exemple, la frustration ou la colère font-elles partie du protocole relationnel et sont-elles fréquemment exprimées, ou bien sont-elles les signes d’une situation anormale qui doit être réglée ? De la même manière, l’envie d’aider et d’exprimer sa satisfaction au travail fait-elle partie du protocole relationnel ou bien est-ce peu fréquent ? À propos du kaizen, les suggestions sont-elles encouragées et suivies, ou bien mal vues voire ignorées ?
Ces protocoles relationnels ne peuvent pas être établis par une structure ou un processus, quels que soient les efforts déployés en ce sens par leurs partisans. Ce sont des interactions purement humaines, des façons d’interagir ensemble qui ont une composante émotionnelle forte. Par exemple, le degré de confiance suscité par un protocole, ou un sentiment d’unité plutôt qu’un esprit de compétition, sont des émotions. D’autant plus lorsque l’entreprise se développe à travers des cultures différentes : ce qui constitue des émotions normales et anormales varie selon les pays.
Les dirigeants – comme nous l’avons appris à nos dépens – ont un impact disproportionné sur ces protocoles relationnels. Quelqu’un vous apporte une mauvaise nouvelle et vous vous laissez aller à la colère, peut-être même en la dirigeant vers celui qui vous apporte cette nouvelle ? Les gens en concluront qu’il est normal de réagir de façon colérique à de mauvaises nouvelles. Vous exprimez une frustration parce qu’un problème n’est pas résolu ou n’est pas géré de la façon dont vous l’aviez imaginé ? Les gens penseront que la frustration est normale dans leur interaction avec les autres, et ainsi de suite.
Augmenter notre niveau personnel d’exigence signifie comprendre profondément ce qu’Isao Yoshino, un sensei de Toyota, appelait lors d’une visite au Japon « exposer son dos ». Comprendre que, en tant que dirigeants, tout le monde regarde constamment votre dos pendant que vous êtes en train de regarder ailleurs, pour voir comment vous réagissez – la réaction émotionnelle que vous considérez comme « bonne » ou « pas bonne » face à une situation.
En substance, augmenter votre niveau d’exigence personnelle signifie être plus patient avec les gens sur le terrain lorsqu’ils décrivent leurs activités, jusqu’à ce qu’ils éprouvent le déclic de connaissance ; réagir avec plus de sérénité lorsque l’on nous informe que quelque chose, une fois de plus, ne fonctionne pas comme prévu ; être moins avare de reconnaissance et remercier les employés plus fréquemment lorsqu’ils font du bon travail. Cela veut dire prendre la responsabilité de ces protocoles relationnels invisibles qui sous-tendent chaque interaction dans l’entreprise et, in fine, notre performance réelle – aussi bien que notre capacité à nous adapter.
Les personnes sont la solution, les processus sont les problèmes. Pratiquer le lean depuis des années sur le gemba nous a au moins appris cela. Nous avons appris au Japon que, ce qui rend le lean lean, ce n’est pas une bureaucratie du lean, ni même des systèmes de l’entreprise, mais l’insaisissable esprit kaizen que certaines personnes possèdent et d’autres non. Le sentiment que lorsque quelque chose tourne mal, vous vous demandez ce que vous auriez pu mieux faire avant de blâmer quelqu’un d’autre. La recherche sans relâche des mudas et des tâches inutiles, et l’effort d’engager les gens dans la recherche de nouvelles façon de les éliminer. De ce point de vue, les éléments du TPS – la satisfaction client, le juste-à-temps, la réactivité à chaque défaut, le lissage de la charge de travail, l’étude des standards, essayer de faire du kaizen, développer la confiance mutuelle par la stabilité – sont tous des protocoles relationnels sur la façon de gérer les clients, la logistique, la hiérarchie, la charge de travail, les procédures, la résolution de problèmes, ou les systèmes.
Chaque élément du TPS offre des occasions de kaizen, en rendant visuel un défi clair, comme, par exemple, offrir une meilleure réponse aux clients, réduire les lead times et ainsi de suite. Ces opportunités peuvent être saisies ou ignorées. En tant que leaders, il est de notre devoir de créer la culture où le kaizen est prioritaire et est une émotion positive que les gens expérimentent ensemble (le plaisir d’apporter de la valeur au plus près du client). Ceci, nous le savons désormais, n’arrive pas spontanément, il faut que nous le démontrions et le façonnions nous-mêmes. Si vous voulez avoir une entreprise plus lean, vous devez être porteur du changement que vous souhaitez voir se produire.
Article original : Raise the bar on yourself – Planet Lean (planet-lean.com) de Michael Ballé, Nicolas Chartier, Guillaume Paoli et Régis Medina
Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez.
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