« Optimisez-moi les dépenses en marketing, » « il nous faut un programme de transformation digitale, » « je veux que les trois principaux problèmes qualité soient résolus chaque semaine, » « le carnet de commande a un trou d’air, trouvez-moi comment remplir les usines, » « investissez dans les technologies de pointe », « comment obtenir de meilleures conditions de prix des fournisseurs ? », « réduisez les coûts de déplacement » … voilà ce qu’on entend quotidiennement dans les réunions de direction.
Et cela paraît normal, juste et bon : si on optimise chaque aspect de la machine, du marketing à la supply chain en passant par l’ingénierie, au final, l’entreprise finira bien par être performante, n’est-ce pas ? Du moins c’est ce que semblent penser nos grands patrons, qui, de surcroît, veulent « transformer » les organisations qu’on leur a confié pour que tout cela se passe plus vite et plus fort.
Et au final… les clients sont toujours aussi fâchés et prennent la première alternative qui se présente. Les coûts de structure continuent d’augmenter plus vite que le chiffre d’affaires. Les grandes décisions de modernisation tombent complètement à côté de la plaque. Chaque jour, un nouvel incendie interne doit être éteint.
Hier, sur le terrain, on découvre qu’une réclamation de plusieurs millions d’euros pour un problème qualité vient d’une usine d’un fournisseur qui a accepté de fabriquer une pièce infaisable (sinon il perdait le contrat) et trouvé une astuce en production pour que les pièces passent le contrôle qualité mais… celles-ci cassent à l’utilisation. Tous les jours on en découvre une nouvelle. Le middle-management cache le problème en espérant qu’il va se régler jusqu’au moment où il faut bien avouer. Le top management joue « à qui la faute » en espérant que quelqu’un d’autre va prendre quand on va finalement en parler au client. Le patron met la pression sur tout le monde pour que le problème soit résolu dès demain – mais tous les autres plans d’action doivent aussi continuer d’avancer.
Les clients, quant à eux… de toutes manières, ils ne sont jamais contents.
Le plus fou est que l’équipe de direction voit bien qu’elle est en train d’échouer, mais ne peut jamais se le dire. Et pour chaque nouvelle crise, quelqu’un sur le terrain savait bien ce qui allait se passer, mais n’a jamais osé soulever le problème. Le boss, lui, n’en peut plus de la résistance au changement et de la frustration d’être entouré d’incapables. Il cherche un cabinet de conseil qui pourra mettre tout ça au clair et accélérer la transformation, métamorphose, transmutation qui changera la chenille en papillon.
Les archives américaines ont déclassifié il y a quelques années le manuel de sabotage en pays occupé de l’OSS. Parmi les suggestions de sabotage on trouve :
• Insister sur le fait qu’il faut toujours suivre la voie hiérarchique pour toute décision et ne jamais court-circuiter pour accélérer la prise d’une décision.
• Faire passer tous les sujets par des comités pour revue et consultation, et mettre le plus de gens possible dans ces commissions, jamais moins de cinq personnes.
• Revenir sans cesse pour clarification sur des points sans importance.
• Débattre sur la formulation précise des comptes rendus et communications.
• Ralentir la transmission d’informations techniques.
• Revenir sur les décisions prises et demander à d’autres hiérarchiques de valider que c’est bien cela qu’il faut faire.
• Demander à tout signer, et traiter les sujets les moins importants en priorité.
• Apprécier les travailleurs les plus inefficaces et les promouvoir pour réduire le moral de l’ensemble.
• Organiser des réunions alors qu’un travail urgent doit être accompli.
• Démultiplier les procédures et les « gates » de manière à ce qu’au moins trois personnes doivent approuver tout changement.
• Mal travailler et passer son temps à blâmer les outils ou l’organisation.
• Ne jamais apprendre à qui que ce soit ce qu’on sait.
La CIA décrit là ce qui est devenu le fonctionnement normal de bien de nos grandes organisations : les chefs décisifs et directifs réussissent parfaitement à transformer chacun de leurs managers et employés en… saboteurs.
Avoir une stratégie signifie établir des priorités, ce qui veut dire renoncer à tout optimiser simultanément afin d’obtenir un mouvement d’ensemble. Trop souvent, nos dirigeants se comportent en super chefs de bureau qui traitent un dossier après l’autre sans aucune conscience qu’une croissance rentable et durable repose sur le développement d’une base de clients fidèles dont on s’occupe tous les jours – toutes les heures.
Une stratégie se communique encore et toujours. Vue d’en bas, on a besoin de savoir que les priorités n’ont pas changé et que les dirigeants gardent la même direction claire. Une stratégie qui n’est pas communiquée quotidiennement laisse la place à d’autres messages dont s’empare la structure pour créer confusion et cacophonie.
« La culture bouffe la stratégie au petit déjeuner, » comme l’a dit Peter Drucker. Une culture toxique dans laquelle les équipes de terrain ne comprennent pas ce qu’on attend d’elles, n’ont aucune marge de manœuvre et où personne ne se sent en sécurité psychologique et libre de s’exprimer sur les problèmes, crée un immobilisme décourageant. Chacun se cherche des degrés de liberté personnelle pour pouvoir résister et respirer.
Bref, des banalités – mais dont les dirigeants semblent n’avoir aucune conscience.
Le fait est qu’ils travaillent sans méthode, et pour aussi brillants qu’ils soient, personne ne sait faire pousser un champ de blé en contrôlant chaque pousse. Il faut comprendre les conditions de croissance, plutôt que d’essayer de maîtriser chaque cause.
L’approche lean commence par l’orientation sur la continuité de la satisfaction client. Tous les jours, on s’occupe des clients, et on y regarde à deux fois avant de s’embarquer dans des restructurations, consolidations, changements de système d’information et ainsi de suite qui vont interrompre la continuité de la satisfaction.
Puis on passe du temps sur le terrain pour comprendre les obstacles réels que rencontrent les employés, créer du consensus autour des problèmes à régler et donner les moyens aux équipes d’agir, sans avoir à obtenir l’accord de toute la technostructure et avec des solutions locales. Faisant cela tous les jours, avec tout le monde, on développe progressivement une culture de la résolution de problèmes et de l’autonomie, où les gens retrouvent de l’intérêt à leur travail.
On comprend que les team leaders et les managers de proximité sont la véritable force de n’importe quelle organisation et donc on s’occupe quotidiennement de la formation et promotion des personnes qui savent créer autour d’elles une ambiance de travail sereine, professionnelle et sympa dans laquelle chacun se sent libre d’être soi-même, de dire ce qu’on pense et de faire au mieux, confiant que les problèmes professionnels ou les difficultés personnelles vont se résoudre.
Enfin, on donne du sens au travail en encourageant chaque équipe à prendre un point précis d’apprentissage, un chantier kaizen, et explorer de nouvelles idées, trouver de nouvelles façons de faire qui pourront ensuite être communiquées aux autres équipes, pas pour être appliquées, mais pour inspirer d’autres idées encore et forger une véritable organisation apprenante, concrètement, pratiquement, au quotidien.
Il est clair qu’on ne peut se donner des objectifs ambitieux sans créer des partenariats. Le lean est une méthode pour réconcilier l’entreprise avec ses clients, le management avec ses équipes, et pour mieux travailler avec son tissu de fournisseurs. Ce n’est pas l’entreprise qu’il faut transformer, ce sont nos attitudes au management et finalement comprendre que pour créer une culture de la réussite il faut plus s’intéresser à ce que les gens pensent, qu’à ce qu’ils font.
Michael Ballé
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