L’un des aspects les plus troublants d’une culture de l’échec est que ceux qui y participent en sont souvent fiers : oui, c’est bien nous – regardez comme on rate bien, et comme rien ne peut marcher ni changer ! Surtout n’essayez pas de nous faire croire le contraire – nous sommes fiers de qui nous sommes, nous n’avons pas besoin de réussir pour exister !
La débâcle du dernier fleuron de l’informatique française fait à peine hausser un sourcil – il n’y a pas vraiment de surprise. D’ailleurs, un de mes voisins y était cadre supérieur avant de prendre sa retraite et m’avait expliqué le système : on applique les ratios financiers et on fait de la réduction des coûts sans y regarder pour faire plaisir à la bourse, ce qui permet de faire de la croissance externe en accumulant de la dette – et tant pis pour les clients et les collaborateurs. Personne n’aime ça, mais on est bien payés, alors on ne dit rien.
Dans une culture de l’échec, il est normal que les choses ne marchent pas. Il est normal que les clients se plaignent. Il est normal que les équipes soient malheureuses et mal traitées – business is business. Sans grande surprise, lorsque les entreprises croissent, elles tombent sous l’emprise de la loi d’airain de l’oligarchie de Michels, qui postule que toutes les organisations, même celles qui se veulent démocratiques, tendent inévitablement à être dirigées par une élite restreinte qui s’approprie tous les pouvoirs à la poursuite de ses intérêts immédiats, et laisse pour compte des usagers furieux et des collaborateurs désengagés.
Cette loi n’est pourtant pas une fatalité, même si nous pouvons en voir les effets partout autour de nous. Bien qu’il s’agisse de la ligne de plus grande pente, certaines entreprises savent la combattre et encourager une culture du succès. Malheureusement, les cultures de l’échec sont si fréquentes en France car c’est bien ce que l’on enseigne dans les écoles qui forment nos élites. Sur les pas du grand sociologue Michel Crozier, nos dirigeants apprennent qu’une entreprise est avant tout un lieu de lutte de pouvoir et d’analyses stratégiques selon lesquelles chaque acteur cherche à maximiser sa zone d’autonomie dans le système en se servant au mieux des zones d’incertitude pour accroître son pouvoir.
Bien entendu, en regardant une organisation comme l’arène du chacun pour soi et tous contre tous, le tout cadré par des règles bureaucratiques de plus en plus contraignantes pour restreindre les zones d’autonomie, il est difficile d’imaginer autre chose que des luttes d’influence et de pouvoir où chacun tente de briller par des offrandes au chef en chargeant adroitement ses collègues des mauvaises performances. Mais il est tout aussi possible d’imaginer une organisation comme un lieu de coopération et de collaboration.
L’analyse crozérienne est, après tout, issue de la théorie des jeux – cette même théorie qui montre que la performance globale peut être recherchée par des stratégies répétées de collaboration. Ce sont ces stratégies qu’il nous faut apprendre et enseigner. Elles sont, après tout, bien connues et accessibles :
- Traiter l’autre comme un allié potentiel et chercher des points communs puis commencer par essayer d’établir de bonnes relations avant de se lancer dans des jeux de recherche de supériorité ;
- Chercher à résoudre ensemble le problème de sens pour mettre les buts communs au centre des débats et y revenir quand les discussions se tendent ;
- Écouter activement pour comprendre le monde de l’autre, s’en faire une représentation – ses capabilités, ses contraintes, sa vision des choses, ses besoins – pour tenter de découvrir la monnaie d’échange à laquelle nos partenaires peuvent être sensibles ;
- Laisser à l’autre le plus de petites décisions ou une voix dans les grandes décisions, de manière à l’impliquer dans la situation ;
- Être conscient de la relation, ouvert aux échanges pour comprendre les sensibilités des uns et des autres et leur style de gestion des conflits ;
- Construire une relation de travail sur des échanges de services permettant de bâtir des solutions robustes et pérennes.
Une culture est un assemblage complexe de représentations symboliques, d’histoire partagée, de rites et normes, de pratiques et technologies maîtrisées et, en tant que tel, difficile à définir avec certitude. Mais très pragmatiquement une culture peut également se cerner par les conversations : les sujets habituellement discutés et ceux qui ne sont jamais abordés.
Le lean propose d’engager la discussion sur deux sujets qu’il est difficile d’ignorer : la qualité perçue par les clients et la sécurité perçue des équipes. Bien sûr, sécurité et qualité ne suffisent pas à réussir en business, mais ce sont toutefois deux sujets qui obtiendront naturellement l’accord de tous et qui sont des passages obligés pour la construction d’une culture du succès. Partant de là, la pensée lean étend la qualité du service aux délais, puis, en regardant les lead-times, au coût total, c’est-à-dire à la valeur (bénéfice / prix) proposée au client.
Changer une culture est clairement difficile. Mais il est possible de faire un premier pas en écoutant les conversations managériales : s’agit-il de qualité ? La sécurité est-elle mentionnée (sécurité des utilisateurs qui se servent du produit autant que sécurité des collaborateurs qui le fabriquent) ? Si ces deux termes sont absents des discussions, vous pouvez très bien les y réintroduire. Un focus étroit sur les rôles et prérogatives des uns et des autres ou sur les luttes de pouvoir dans le but de maintenir des rentes font partie des mécanismes qui rendent la loi d’airain de l’oligarchie une réalité quotidienne. Sachant cela, nous pouvons tous œuvrer pour changer de perspective et se donner comme ligne d’horizon la satisfaction du client et la facilitation des conditions d’emploi des collaborateurs. Nous pouvons apprendre à adopter les stratégies de collaboration, en premier sur la qualité et la sécurité, qui nous permettront de bâtir, kaizen après kaizen, une véritable culture du succès.
Michael Ballé
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