« Vous avez fait ce que vous aviez à faire ? Montrez-moi vos indicateurs et votre plan d’avancement. »
« Quels sont les problèmes sur lesquels vous vous penchez en ce moment ? Montrez-moi comment vous vous y prenez pour les résoudre. »
De ces deux conversations, laquelle avez-vous le plus fréquemment au retour des vacances ? La première nous vient à tous très naturellement car elle permet le skilled incompetence décrit par Chris Agyris – être incompétent tout en apparaissant compétent :
- Faire ce qui était prévu ne veut pas dire que c’est bien fait : des actions mal orientées, mal exécutées, ou simplement mal finies auront des conséquences négatives par la suite sans que personne ne sache ni l’expliquer ni en prendre la responsabilité ;
- Les indicateurs sont des agrégats qui reflètent une réalité complexe et ne permettent pas de savoir où intervenir : les évolutions des indicateurs ont plusieurs explications, surtout quand les indicateurs sont composés de plusieurs mesures, elles-mêmes souvent douteuses. Les indicateurs sont une fiction à laquelle les chefs ont besoin de croire (et faire croire) pour leur reporting, mais ils sont souvent faits pour montrer que tout va bien ou qu’on ne peut rien faire alors que ni l’un ni l’autre ne sont le cas.
- Les plans d’avancement cachent des grenades : un plan d’avancement des actions donne une vision floue (que signifie une action réalisée à 90% ?) qui masque le fait que certaines activités se portent bien et d’autres sont des grenades dégoupillées prêtes à tout faire exploser. Ces dernières sont souvent décalées pour être abordées « plus tard », alors qu’elles sont en réalité sur le chemin critique de la réalisation d’ensemble.
Un des mensonges fondateurs d’une bureaucratie est que tout le monde a les informations et les compétences nécessaires pour faire ce qu’il y a à faire, et dans un tel monde, le rôle du management est de vérifier que les choses sont faites comme prévu. Quand les planètes sont alignées et qu’on maîtrise parfaitement son environnement, cela peut faire sens – mais dès que le contexte se durcit ou se complexifie, cette vision n’a plus aucun lien avec la réalité.
« Quels sont les problèmes sur lesquels vous vous penchez en ce moment ? » est une question très différente. Premièrement, elle requiert de la compétence. Pour comprendre la réponse il faut avoir une idée des bons et des mauvais problèmes qui peuvent se poser. Deuxièmement, elle est une preuve d’écoute. Contrairement à « avez-vous fait ce que vous aviez à faire ? » qui mène à oui/non/en partie, « quels sont les problèmes que vous essayez de résoudre ? » requiert une conversation et une confrontation des visions de ce qui est important ou ce qui l’est moins – un partage d’information et une véritable communication.
De même, pour se pencher sur la façon dont les personnes abordent leurs problèmes, il faut connaître et comprendre à la fois la situation et la personne. On se pose autant de questions de process que de contenu :
- Est-on sur le bon problème ?
- Avons-nous bien compris les enjeux et les ressorts de la situation ?
- Parlons-nous aux bonnes personnes ?
- Savons-nous comment d’autres ont résolu un problème similaire ?
- Suivons-nous une démarche systématique de résolution de problème ?
- Comprenons-nous les risques de chaque solution envisagée ?
- Savons-nous ce que nous sommes en mesure d’exécuter, et avec quel degré de confiance ?
- Etc.
Regarder la qualité de la résolution de problème amène à développer ses compétences de part et d’autre. Les conversations conduisent à comprendre si 1/ on s’attache à résoudre le bon problème, 2/ on envisage les bonnes décisions, et 3/ on prépare l’exécution pour en assurer le succès. Dans ces conversations, les informations que connaît le chef et qu’ignorent les équipes sont toutes aussi importantes que celles dont l’équipe est consciente sur le terrain mais que le chef ignore – les deux ont besoin l’un de l’autre. Ainsi la hiérarchie n’est plus punitive mais au contraire collaborative.
Tout l’été nous avons entendu les sportifs de haut niveau parler de leur préparation mentale, de la discipline de travail nécessaire pour allier théorie et pratique afin de progresser et franchir des petits paliers tous les jours. Les sportifs nous disent aussi que pour réussir il faut être bon partout, pas simplement sur quelques gestes. Savoir s’entourer, planifier ses entraînements, ne pas se pousser à la blessure, comprendre ses hauts et bas de motivation – tout entre en compte dans la performance. Pourtant, la théorie dominante du management reste celle de l’instruction, du suivi et de l’évaluation, ce qui revient à traiter l’humain à son rôle le plus restreint d’exécutant, sans espace de progrès ou de dépassement.
Contrôler la qualité de la résolution de problèmes est bien un acte de contrôle, tout comme clarifier et visualiser le succès est un geste de commandement. Toute organisation humaine a besoin d’un système de command-and-control – les hiérarchies sont inévitables (même dans les formes les plus floues) et les besoins de coordination incontournables dès que l’on atteint une certaine taille. Mais le command-and-control peut prendre des formes diverses. Aux objectifs sur des indicateurs et au contrôle des plans d’action, le lean oppose une visualisation de la réussite et un contrôle de la résolution de problème.
Management traditionnel | Management lean | |
Command | Objectifs sur indicateurs | Visualisation de la réussite |
Control | Avancement des plans d’action | Qualité de la résolution de problèmes |
Certes, me direz-vous, vos financiers et vos chefs ne vous demanderont jamais cela. Ils cherchent au contraire à se rassurer que la situation est « sous contrôle », puis à répartir le blâme une fois que tout va de travers. Peut-être. Skilled incompetence est le jeu dominant à un certain niveau dans la plupart des grandes organisations. Ce n’est pas une fatalité, mais la conséquence d’un modèle managérial vertical, autoritaire et technocratique qui est arrivé au bout de sa course et nous coûte très cher au global. Nous pouvons à tout moment changer d’avis et nous intéresser vraiment à ce que le lean propose de différent et en quoi il s’agit d’un autre paradigme de management – et pas juste un énième modèle d’excellence opérationnelle.
Alors que vous faites le tour des équipes et des projets, écoutez-vous penser. Laquelle des deux questions vous vient à l’esprit ? Et pourquoi ? Ce n’est rien d’autre qu’une expérience mentale – une visualisation. On se change soi-même pour changer l’organisation en passant de « où en sont-ils et que reste-t-il à faire ? à « quels problèmes choisissent-ils et comment les abordent-ils ? »
Bonne rentrée !
Michael Ballé
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