Imaginez un produit qui améliorerait le travail quotidien, demanderait moins d’efforts, consommerait moins de ressources et aurait donc une meilleure empreinte environnementale. Tout le monde devrait accueillir la démarche à bras ouverts ! Ce n’est pourtant pas si évident, et l’anecdote suivante donne matière à réflexion.
Un centre dans les Pyrénées propose la visite d’un four solaire. Une expérience ludique et instructive sur les potentialités de cette énergie décarbonée, générée par la capture et la concentration des rayonnements du soleil. Au-delà de l’accueil du public, le centre mène également une activité de recherche, collaborant avec des entreprises privées pour développer des applications industrielles, notamment dans le domaine du travail des matériaux.
La visite est assurée par une jeune chercheuse. Sensibilisée par ses liens avec l’Afrique, elle s’est aussi intéressée à une application domestique : les cuiseurs solaires pour les aliments. Avec une ambition double : grâce au remplacement de la cuisson au feu de bois par un four solaire, rendre plus facile la vie des mères aux villages, et avoir un impact positif pour l’environnement. Finies les fastidieuses et fatigantes corvées de bois, plus de facilité et d’options de cuisson (durée, maitrise de la température…), moindre déforestation : pas de débat possible, l’idée ne pourra que générer un enthousiasme général.
Armée de cette certitude, elle construit un prototype et l’offre aux habitants d’un village à l’occasion d’une de ses visites au Sénégal. Malgré ses explications, sa force de conviction, elle sent bien que la réception est plus polie qu’enthousiaste. Mais avec le temps et la promesse de s’en servir, nul doute que la solution va s’imposer. Déception lors d’une visite ultérieure : le cuiseur est à l’abandon. Il n’a pas convaincu : on ne retrouve pas le même goût qu’avec la cuisson au feu, et la corvée de bois n’est pas si astreignante finalement puisque ce sont les enfants qui en sont chargés.
Pour notre chercheuse, pas question d’abandonner une si belle idée. Mais elle change de stratégie. Dans un second village, elle prend contact avec l’institutrice. Elles conçoivent ensemble un parcours pédagogique pour sensibiliser les élèves à l’importance vitale des forêts, aux pouvoirs du soleil… Le parcours s’achève par des travaux pratiques, dans lesquels les enfants conçoivent eux-mêmes des fours à partir de matériaux et composants simples mis à leur disposition. Remise des fours à leurs mères lors d’une fête au village, fierté des enfants et des parents, adoption immédiate de la solution : cette fois, c’est un succès complet.
Cette histoire est révélatrice de nos travers d’ingénierie. L’idée part d’une bonne intention, celle de faciliter la vie des utilisateurs et de consommer moins de ressources de la planète. Mais si l’on regarde la situation du point de vue du client, dans le premier village, c’est d’abord une idée d’un acteur extérieur qui cherche à imposer une idée nouvelle sans concertation – ou, comme on dit en lean, sans genchi genbutsu (aller voir sur place pour se rendre compte par soi-même, écouter attentivement les acteurs).
Il est difficile de résister à la tentation de la première voie, celle d’imposer notre solution géniale. Qu’on soit dirigeant ou ingénieur, nous devons pourtant apprendre à ne pas donner d’emblée une solution lorsque l’on anime une résolution de problèmes, ne pas imposer un standard de travail évident à nos yeux qui améliorerait équilibrage de ligne et productivité, ne pas vouloir à toute force déployer nos outils et techniques dont la maîtrise justifie notre position dans l’organisation. Il faut pour cela résister à l’urgence du résultat immédiat. C’est une illusion de penser qu’une solution trouvée par un tiers, hors contexte, et sans comprendre les conditions réelles du terrain et des humains qui y opèrent, va fonctionner. Cette première voie ne fonctionne qu’à court terme, sous la pression, ou pour faire plaisir au chef ou à l’ingénieur, car le four, la solution ou l’idée géniale seront abandonnés dès que son concepteur aura le dos tourné.
Notre chercheuse des Pyrénées a ébauché une seconde voie. Commencer par discuter et se mettre d’accord sur le problème, le challenge (la déforestation, le changement climatique), susciter l’envie chez les acteurs de contribuer à la solution et créer les conditions pour cela (formation des élèves, mise à disposition des matériaux et composants), donner la main le plus possible pour le choix de la solution et sa réalisation (construction des cuiseurs par les élèves), ainsi que pour son déploiement et son utilisation (transmission aux mères). Et, au final, faire progresser le village par le développement de la capacité des habitants à développer des solutions à leurs problèmes. Une approche qui privilégie le temps un peu plus long, l’écoute et l’engagement des futurs utilisateurs, et surtout, qui crée les conditions de l’apprentissage pour tous. On n’apprend pas d’une solution fournie clé en main.
Arrêtons de vouloir faire le bonheur des gens. Arrêtons de concevoir pour eux des solutions à leurs problèmes « pour leur bien ». Ouvrons-leur plutôt l’espace pour qu’ils puissent construire leurs propres réponses, en nous mettant à leur service quand ils en expriment le besoin. Et ce non par philanthropie, mais parce que c’est le chemin de la performance.
Christophe Richard
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