Une vraie compréhension de la réflexion lean ne peut trouver sa source que dans l’exploration de ses aspects tacites, et pas simplement des éléments explicites simples à saisir. Par Michael Ballé et Alice Mathieu
« Nous en savons plus que ce que nous pouvons exprimer. » Dès le début des années 60, Michael Polanyi[1] nous a ouvert les yeux sur le fait que l’essentiel du savoir humain est tacite, intuitif, subjectif, et pas explicite, écrit et expliqué. Vous pouvez expliquer comment faire du vélo, écrire les règles et les « fais ci » – « fais pas ça », mais au bout du compte, vous devrez faire l’expérience sur le vélo et laisser votre corps et votre esprit gérer la situation au mieux.
Distinguer le tacite de l’explicite est une révolution parce que cela vous permet de voir que les instructions ne reflètent que les parties évidentes de l’expérience. La partie qualitative – ce qui la rend intéressante, la fait fonctionner et la rend satisfaisante, etc.. – est souvent tacite et difficile à traduire par des mots. Cela signifie que, si vous souhaitez partager du savoir ou de l’expérience, il vous sera plus simple d’en partager la partie explicite, alors que communiquer sur les aspects tacites, souvent les plus critiques, vous demandera des échanges constants et de faire des démonstrations par l’exemple. Dans l’exemple ci-dessous d’un document ancien de travail standardisé), l’auteur partage la dimension explicite du processus sur la gauche (la séquence de tâches que nous trouvons avec chaque procédure) et puis pointe les éléments clés de la dimension tacite sur la droite.
Ces points clés sont loin d’être évidents ; ils requièrent de la réflexion et probablement de nouveaux échanges et démonstrations. Néanmoins, ces éléments tacites sont ceux qui font la qualité, tout comme l’intonation de la voix fait la qualité du service.
La dimension tacite affecte très concrètement les communautés autant que les individus, et détermine ce qui est pris en considération, ou pas. Nos aïeux n’avaient pas de problèmes avec des notions aussi terribles que l’esclavage, jusqu’à ce qu’elles fassent partie des débats et que l’empathie humaine triomphe. Autre exemple dans notre vision actuelle du business : réfléchissez au nombre de fois où les gens choisissent de parler d’innovation au lieu de maintenance ! La maintenance a presque totalement disparu en tant que sujet explicite, et le résultat a été que les budgets de maintenance ont été réduits partout alors que les gens cherchaient à remplacer le vieux par le neuf. En rêvant un peu, imaginez l’état de nos écoles, hôpitaux, chemins de fer et routes si le principal sujet explicite était la maintenance plutôt que la digitalisation !
La bascule vers les technologies de l’information a accéléré la suprématie totale de la dimension explicite. A l’opposé de la feuille manuscrite que j’ai mentionnée ci-dessus, un formulaire écrit à l’ordinateur favorise l’explicite – en d’autres termes, ce qui peut être facilement codé.
Sur le même document de Toyota, dans un formulaire qui nous paraît bien plus familier, l’explicite a surpassé la tentative de montrer le tacite. Cette mise à pied progressive de la dimension tacite est en train d’avoir un impact désastreux sur de nombreux métiers qui nécessitent un apport humain, tels que les infirmières, l’artisanat, la vente, la conception – à peu près tout ce qui a vocation à capter quelque chose de complexe et de fugitif afin de délivrer la « qualité ».
Cela est valable aussi pour les organisations. Les organisations sont structurées autour de deux trames explicites qui sont intriquées : la subordination et les processus. La subordination revient à suivre les règles écrites, obéir aux ordres directs du patron, rester dans le budget, remonter les résultats et être récompensé ou puni en conséquence. Les chaînes de command-and-control sont ce à quoi pensent la plupart des gens lorsqu’ils cherchent à organiser quoi que ce soit. Puis, il y a les processus : quelle tâche doit être faite quand, par qui et pour qui, et comment. Les résultats sont décrits en séquences explicites d’étapes ou d’actions à accomplir de façon spécifique et répétitive. Il est facile de recueillir de manière explicite les chaînes de subordination et les enchaînements de processus, et pour la plupart, les gens pensent que ces deux trames sont suffisantes pour apporter des résultats cohérents.
Mais deux autres vecteurs exercent une influence sur les résultats généraux, et ils sont bien moins explicites. Premièrement, les discussions que les gens ont en permanence à propos de leur travail. Cette recherche de sens se fait en continu : à quoi ressemble une réussite ? Comment allons-nous poursuivre ? Qu’est-ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas ? Qu’est-ce qui est important ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui est acceptable ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ? Que devons-nous savoir pour y arriver et que ne savons-nous pas ? Cela se déroule là, constamment, pour le meilleur ou pour le pire, mais personne n’y prête beaucoup d’attention. En réalité, c’est cela la culture.
Le deuxième vecteur est la chaîne de mentorat tacite : qui vous a montré comment faire votre travail ? Qui a transmis les façons purement tacites d’observer une situation, de gérer un problème, d’être nuancé, d’être astucieux, par où commencer, etc. ?
L’explicite ne requiert pas de discussion – vous pouvez partager le formulaire ou le texte, la règle, le document, etc., et laisser l’autre personne se débrouiller avec. Le tacite, cependant, est une créature bien plus insaisissable : cela requiert une discussion en continu ou une modélisation continue, de telle sorte que les éléments soient transmis d’une personne à une autre. L’explicite vous donne le minimum de l’exécution d’une instruction de travail, avec toutes ses erreurs et maladresses, ses répétitions et ses retouches. C’est dans le tacite que réside la performance.
Toyota a beaucoup œuvré à préserver ces dimensions tacites. Chez Toyota, on s’accroche à l’idée du Toyota Production System (TPS) et du Toyota Way. On continue d’investir dans des mentors clés, des senseis, des coordinateurs, et des formateurs. On apprécie et on valorise les maîtres artisans « Takumi », des artisans extrêmement talentueux qui donnent cet avantage de qualité à la production de masse de voitures. Il faut 30 ans de pratique d’une discipline pour être considéré comme un Takumi et pourtant, ces personnes sont essentielles pour modéliser et transmettre les éléments tacites qui font que la tâche est réussie.
Prenons par exemple le Toyota Production System. Si vous cherchez uniquement ses dimensions explicites, vous allez l’interpréter comme un éventail d’instructions de processus. Mais aucun des senseis d’antan que nous avons pu voir ou dont nous avons entendu parler ne le considéraient comme tel. Ils l’utilisaient comme un guide de conversation. Ils étaient relativement pénibles parce qu’après avoir pointé du doigt des gaspillages en attendant de vous que vous investiguiez, ils ne revenaient jamais dessus ou n’étaient jamais particulièrement intéressés par ce que vous auriez pu faire. Ils pointaient simplement de nouveaux gaspillages. Le but était de vous faire réfléchir, pas de vous faire agir.
En considérant la dimension tacite, le TPS devient un guide pour des discussions continues :
- Qui sont nos clients, et cherchons-nous à les satisfaire pleinement ?
- Fournissons-nous la qualité la plus haute ?
- Avec les délais les plus courts ?
- Aux coûts les plus bas ?
- Tirons-nous le travail au takt et nous efforçons-nous d’être toujours plus proches du flux pièce-à-pièce ?
- Détectons-nous les défauts dès qu’ils sont créés, est-ce que nous nous arrêtons, corrigeons, et explorons plus profondément la technologie ?
- Cherchons-nous la stabilité et observons-nous les déséquilibres charge/capacité ?
- Est-ce que nous fractionnons et mixons les charges de travail ?
- Est-ce que nous modélisons, discutons et enseignons des standards techniques détaillés ?
- Est-ce que nous encourageons le kaizen ?
- Est-ce que nous incitons et soutenons les équipes dans l’organisation de leur propre espace de travail via les 5S ?
- Est-ce que nous insistons suffisamment sur la Total Productive Maintenance ?
- Est-ce que nous enseignons la rigueur dans la résolution de problème comme principal langage de notre culture ?
Là où le TPS est si malin, c’est qu’en ayant ces conversations continuellement, vous obtiendrez de meilleurs résultats. Ces questions n’ont pas été inventées par quelques gus qui discutaient autour d’une pizza de la façon de faire un meilleur logiciel. Elles sont le résultat d’un long processus d’investigation par des milliers d’ingénieurs sur la façon dont on peut mieux répondre aux challenges industriels au cours des 70 dernières années, voire davantage. Ne les interprétez pas comme des instructions à exécuter. Ne les voyez pas comme des processus à implémenter. Tous ceux qui ont emprunté cette route ont échoué. Les processus de Toyota ne marchent que chez Toyota parce que la réponse à ces questions dépend du problème tacite que vous êtes en train d’essayer de résoudre. Vos problèmes sont différents de ceux de Toyota, bien évidemment.
Mais prenez le temps de cette discussion. Régulièrement, et avec le temps, jusqu’à ce que vous fassiez ressortir la dimension tacite dans votre propre travail. Dans une organisation plus grande, si vous avez besoin d’entretenir la conversation, mettez en place des communautés de pratique, non hiérarchiques, de telle sorte que chaque personne puisse visiter le gemba de l’autre, voir, et discuter. Les conversations ne sont pas tout. Nous avons également besoin de mentors qui démontrent cette dimension tacite. Par exemple, cela m’a récemment frappé que, bien que mon père Freddy ait fait beaucoup d’efforts pour copier le management visuel des usines de Toyota, les senseis de Toyota qui venaient le visiter ne faisaient jamais de commentaires. Ils se concentraient uniquement sur le kaizen. Et Freddy a fini par attraper le virus. Si on lui demandait quelle était la chose la plus importante à réussir en lean, il répondait que chaque manager est payé pour éteindre des incendies (s’ils laissaient un incendie faire des ravages, ils ne faisaient pas leur travail), mais il ne suffit pas de regarder les feux pour voir leur nombre diminuer. « C’est pour ça que nous faisons du kaizen d’abord », disait-il. Le kaizen, le kaizen et encore le kaizen. Il ne l’a pas appris en lisant des livres ou de ses propres efforts à implémenter le TPS hors de Toyota. Ses senseis ne le lui ont jamais dit. Il l’a compris au cours des visites de ses usines par de nombreux mentors, qui lui demandaient tous la même chose, chacun à sa manière : « Montrez-moi du kaizen. »
Ces conversations ne sont pas les seules que vous devriez créer et encourager. Quels clients ? Quels produits ? Quelles technologies ? Avec qui ? Qui promouvoir ? Quels partenariats entretenir ? Tous ces sujets sont critiques et ne peuvent pas être décidés sur le court-terme. Si vous souhaitez de meilleurs résultats, vous devez vous projeter au moins à trois-cinq ans, et puis en discuter jusqu’à ce que vous sentiez la dimension tacite. Il est important de comprendre que les conversations ont un impact énorme parce qu’il existe d’autres conversations que nous n’avons pas.
Comme évoqué précédemment, s’obséder sur la discussion de « l’innovation » a complètement éteint la conversation sur la maintenance – et observez où en est désormais la société.
Il est également important de comprendre les conversations, car elles ne sont pas de la narration. Par définition, elles impliquent des échanges de perspectives, des opinions, des expériences, et des idées émanant de plusieurs personnes. ChatGPT, un chatbot basé sur une intelligence artificielle lancé en Novembre 2022, est effrayant pour des gens qui ne voient que la dimension de subordination de l’information, ou pour les professeurs qui pensent que leur job est de faire entrer de force leur savoir explicite dans la tête de leurs élèves. Mais, pour ceux qui savent que mener des conversations de groupe et des échanges sur ce que les étudiants connaissent déjà, ont découvert, ou devraient découvrir, est la voie supérieure de l’apprentissage et de l’enseignement. Les IAs sont de nouveaux outils, pas une menace ! Aucune IA ne pourra encourager une conversation en équipe.
Très clairement, la tech nous a poussé vers une vision plus explicite de notre monde. Dans le développement de nos applications, nous sommes explicitement en train de chercher à expliciter une expérience afin de la coder et de fournir un service. Et bien sûr, le tacite est le talon d’Achille de la majorité des applications – les utilisateurs ont des façons tacites de gérer une situation où ils en savent plus qu’ils ne savent le dire, ce qui est donc très dur à capter. Et c’est ce que nous cherchons à faire. Mais nous craignons qu’en introduisant davantage de systèmes explicites autour de nous, qu’il s’agisse de jeux-vidéos (le chemin y est explicite) ou d’ERP, en passant par les applications, nous perdions complètement de vue de la dimension tacite et son importance dans la qualité de l’expérience. Dans une large mesure, la consommation est la partie explicite de l’expérience, et pas la plus enrichissante ni épanouissante.
En gardant cela à l’esprit, le TPS est incroyablement astucieux à deux titres : d’abord, il sait que pour améliorer la performance de l’entreprise il existe une série de conversations qui doivent avoir lieu en permanence afin d’explorer les limites entre la connaissance explicite (les standards) et la connaissance tacite (leur interprétation dans le contexte). Le système établit le cadre, mais sans jamais détailler chaque élément : la conversation doit se passer sur le gemba. De plus, cette série de conversations mise en avant dans le système s’est avérée extrêmement puissante, robuste, et transposable dans de nombreux contextes professionnels – c’est simplement une série de questions supérieure à celle du modèle des MBA « comment optimiser le chiffre d’affaires, les coûts opérationnels, les coûts financiers et les coûts exceptionnels ? ».
Le deuxième point remarquable du TPS est que ses inventeurs ont réalisé à quel point la partie tacite était essentielle (en effet, on dit de Taiichi Ohno – souvent désigné comme le « père du TPS » – qu’il a résisté à la tentation de formaliser le système de peur qu’il – le TPS – perde son pouvoir). De ce fait, les mentors, enseignants, et senseis sont nécessaires pour garder l’esprit du TPS en vie et corriger les idées fausses et les interprétations erronées. Chaque ancien de Toyota à qui nous avons parlé a toujours dit que le TPS n’était pas figé, qu’il évoluait constamment, tandis que ses principes fondamentaux restaient les mêmes. C’est un fantastique sujet de discussion ! Nous devons nous libérer de ce rêve insensé du numérique cherchant à tout expliciter, et comprendre que la connaissance explicite ne donne que des résultats décroissants (ainsi que de la bourbe bureaucratique, des décisions absurdes, des burn-outs et des bore-outs). La zone d’apprentissage consiste à explorer la dimension tacite et découvrir de nouvelles choses, jouer un peu avec, se familiariser avec les idées et les émotions jusqu’à ce qu’éventuellement elles puissent devenir explicites à un certain point (il y a un mouvement de yin et de yang entre tacite et explicite). En pratique, pour commencer, il faut observer la culture comme une somme de conversations. Est-ce que nous faisons les bonnes choses ? Est-ce que nous les faisons bien ? Lorsque vous posez ces questions simples, observez comment les gens réagissent et ce qu’ils proposent. Puis posez-vous la question : est-ce vraiment la discussion que nous devrions avoir ?
Auteurs : Michael Ballé est auteur lean, coach de dirigeants et co-fondateur de l’Institut Lean France, Alice Mathieu est directrice générale et COO de BAM.
Article original paru dans Planet-Lean.com , traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez
[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Michael_Polanyi
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