Tremblement de terre dans le monde du foot français : le groupe catalan Mediapro, détenteur de l’essentiel des droits TV de la Ligue Professionnelle, a fait défaut dès ses premières échéances. Menace existentielle, surtout pour les petits clubs, quand on sait que ces droits peuvent représenter jusqu’à 70 % de leurs recettes totales.
Quel rapport avec le Lean ? Ayant longtemps travaillé pour un équipementier automobile, cette situation m’a aussitôt fait penser à la manière dont les relations entre donneurs d’ordres (constructeurs automobiles) et fournisseurs étaient parfois construites. Et à la manière dont, ensemble, ces deux acteurs (je n’ose dire partenaires, la généralisation serait fausse) parvenaient à créer de la valeur pour le client final… ou pas !
Avant d’aller plus loin, il convient d’expliquer comment la Ligue procède pour attribuer ses droits TV. Tous les 3-4 ans environ, un appel d’offres général est lancé. Le mieux disant empoche le contrat. Détenteur exclusif des droits de 1984 à 2001, Canal+ a longtemps été le grand vainqueur de ces confrontations. Depuis, chaque nouvelle période a vu l’arrivée, et le départ, de nouveaux acteurs : TPS, Orange Sports, BeIn Sports, Altice-SFR…et enfin Mediapro en 2018 pour la période 2020-2024. La tendance des 20 dernières années est donc à chaque échéance de faire table rase du passé, de remettre les compteurs à zéro, et de repartir avec un nouveau partenaire.
Sans aucune connaissance de l’environnement juridique, économique ou industriel du secteur et des conditions de l’appel d’offres, je n’ai aucune compétence pour juger de la pertinence de ce mode de fonctionnement. Il me semble cependant présenter de graves lacunes si on l’analyse sous l’angle de la création de valeur.
Tout d’abord, le client final est totalement absent de l’équation. A chaque nouveau contrat, chaque nouvel entrant sur le marché, il lui est demandé un effort pour rester client : il doit changer de fournisseur, d’abonnement, passer de Canal+ à BeIn Sports à Mediapro, voire être obligé de cumuler les abonnements pour voir l’offre complète, celle-ci devenant fractionnée entre plusieurs acteurs. Quant au prix auquel son produit sera facturé au client, la Ligue s’en désintéresse : charge au détenteur des droits de fixer ses conditions.
Ensuite, le produit, sa conception et sa qualité sont-ils pris en considération ? En repartant d’une feuille blanche à chaque contrat et partenariat, comment capte-on les savoirs développés au fil des années ? Retour au parallèle avec le monde automobile. Nous recevions un appel d’offres pour chaque nouveau véhicule, généralement environ 3 ans avant son lancement en production, le temps de participer au développement et à la validation de l’équipement dont nous serions fournisseur. L’appel d’offres se voulait le plus précis possible : plan fonctionnel (interfaces et volumes autorisés), liste des performances et essais à satisfaire… afin que la compétition soit juste et le prix contractualisé exempt de surprises. Ce que le cahier des charges ne comprenait jamais, et qui faisait l’objet de « l’apprentissage » des années suivantes : tous les non-dits, les critères subjectifs importants pour le client (sensations de toucher, de bruit …), les modes de fonctionnement et de pensée des équipes techniques, des acheteurs et logisticiens, des usines d’assemblage.
Je me souviens par exemple d’un projet pour la fourniture d’une colonne de direction. Il était habituel de trouver dans le cahier des charges une demande liée à la rigidité du produit : en appliquant un effort de 50 kg sur le volant, celui-ci ne devait pas s’affaisser de plus de X mm. Lorsque nous avons décroché pour la première fois un contrat avec un constructeur allemand réputé, rien pourtant à ce sujet dans sa spécification. Et de nous lancer dans la première phase de conception et de livraison de prototypes … jusqu’au jour où le client nous informe : « votre colonne ne convient absolument pas en rigidité ». Notre réaction ne fut pas complètement un modèle d’écoute : « Comment est-ce possible ? Sur quels critères émettez-vous ce jugement ? Notre produit est conforme au cahier des charges ». Et nous découvrîmes alors le fameux ‘Test du Manteau’ : lorsqu’un conducteur s’installe en hiver derrière son volant, il s’assoit fréquemment sur son manteau. Il s’appuie alors d’une main sur le volant pour décoller son corps du siège et de l’autre main installer correctement son manteau sous lui pour ne pas le froisser. Le volant ne doit alors pas bouger. Il n’était jamais venu à l’esprit pour ce constructeur de préciser cet essai dans un cahier des charges : cela faisait partie des basiques qualité, du b.a.-ba de la conception. Habitués à des constructeurs avec une approche de développement très ‘office’ (cahiers des charges, procédures, aspect contractuel fort), nous étions confrontés à une méthode différente, plus empirique, tirée par le produit et le terrain. Les exemples de ce type furent nombreux. En fait, les trois années de développement de ce premier contrat furent trois années de découverte du client, d’apprentissage de ses besoins réels, de compréhension de ce qui était important pour lui. A la fin de cette période, à l’approche du lancement du processus de sélection pour le véhicule remplaçant, nous nous sentions enfin en mesure de contribuer proactivement à améliorer la valeur du produit. Encore aurait-il fallu que le client reconnaisse cet apprentissage et nous choisisse de nouveau, sans repartir d’une page blanche avec un nouvel entrant.
Viennent ensuite les coûts. Le fournisseur retenu pourra-t-il prospérer avec le contrat ? Quel regard porte la Ligue sur son fournisseur à l’heure du choix ? Voit-elle une simple opération de sous-traitance au meilleur coût d’une prestation qu’elle ne veut pas réaliser en interne, ou bien à l’inverse, un partenaire qui participera à la richesse du produit et à la satisfaction du client final ? Dans ce dernier cas, on sera attentif à la pérennité de la relation. Le choix s’orientera donc vers une solution qui crée le maximum de valeur pour les deux parties, dans une relation gagnant-gagnant. Si au contraire on s’inscrit dans la première vision, on peut être tenté de chercher à maximiser le gain pour soi-seul dans un jeu à somme nulle. Peu importe si la valeur globale est plus faible, du moment que notre part est plus importante, ce qui se fait alors au détriment de celle du fournisseur. Le risque ? Que le fournisseur ne trouve pas l’équilibre économique et qu’il jette l’éponge. Ce que l’exemple Mediapro illustre parfaitement.
Pour finir, cette démarche représente-t-elle une bonne utilisation du capital ? Il parait difficile de croire que la pratique de changer de partenaire à chaque renouvellement de contrat soit la plus créatrice de valeur. Certes, cela maintient tout le monde en compétition, sous pression, et garde le champ ouvert pour de nouveaux acteurs plus innovants. Mais que dire de l’utilisation des capitaux, des investissements consentis par chaque fournisseur et caduques au bout d’un seul contrat, des équipes mises en place et dont il va falloir se séparer, de leurs savoir-faire patiemment développés et désormais non utilisés ?
Pour toutes ces raisons, le désastre Mediapro apparaît comme une issue logique du processus d’attribution des droits tel qu’il est pratiqué actuellement, et malheureusement symptomatique de la politique de nombreuses entreprises en matière de relations avec leurs fournisseurs.
Un autre chemin est possible. Au lieu de savoir mener une enchère, une négociation, un contrat au meilleur prix, il s’agit de savoir développer dans la durée une relation de partenariat, de confiance, de collaboration, de transparence, de partage des gains et des risques. Ceci pour inscrire l’apprentissage mutuel dans le temps long, utiliser au mieux les investissement consentis, améliorer constamment le produit, développer sans cesse le savoir-faire et le potentiel d’innovation des équipes. Et au final offrir plus de valeur au client au meilleur coût.
Christophe Richard
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