Le lean sans le Jidoka n’est que du fordisme

Le lean sans le Jidoka n’est que du fordisme

Personne ne comprend mieux les humains que les humains eux-mêmes, et le Jidoka est la clé pour en apprendre plus sur vos clients et créer des produits et services toujours meilleurs.

Pourquoi faites-vous du lean ? Est-ce pour essayer de faire des produits toujours meilleurs ? Ou est-ce pour améliorer le flux pour accroître le rendement ?

Grattez à la surface de la plupart des programmes lean et vous trouverez la pensée de Le But de Goldratt : si nous améliorons le flux (en enlevant les goulets d’étranglements), nous améliorons le rendement et réduisons les ressources afin de faire plus de profit (ce qui, selon lui, est LE but de tout business).

Sakichi Toyoda s’intéressait aux difficultés humaines dans la production de coton lorsqu’il chercha à réduire aussi bien les défauts (les challenges dans l’utilisation humaine) et la pénibilité (les difficultés à faire le travail). C’est alors qu’il automatisa le métier à tisser, en inventant selon la légende une navette de changement de fil de trame automatique, et au passage le concept clé du jidoka composé de fines languettes de métal qui surveillent la tension des fils de coton et arrêtent la machine si le fil se casse. Cela revenait à résoudre des problèmes humains avec des dispositifs automatiques. Son but était de continuellement perfectionner les métiers à tisser, tout comme plus tard le but de Kiichiro Toyoda serait de continuellement perfectionner les automobiles.

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Notre société s’est bâtie sur la création d’appareils mécaniques qui changent notre mode de vie et peuvent remplacer le travail humain dans des activités allant des transports (les trains) à la production textile (les machines à coudre, mais aussi les matériels de filature), en passant par l’agriculture (les tracteurs). L’utilité de ces produits est de vous rendre autonome – vous n’avez plus besoin de réaliser le travail par vous-même directement ou de demander à quelqu’un d’autre de le faire pour vous. Réfléchissez à ces machines espresso désormais omniprésentes dans les bureaux du monde entier : alors qu’auparavant vous deviez vous rendre au café pour avoir un espresso, avec ces machines et capsules vous pouvez vous en faire un vous-même, sans aucune aide. Le même raisonnement peut être appliqué pour les machines à laver, les lave-vaisselle, les traitements de textes, etc.

Cependant, pour chaque appareil, il existe deux dimensions qui dépendent de facteurs humains :

  • Le produit : L’outil mécanique que vous pouvez utiliser de façon autonome pour obtenir ce que vous désirez.
  • Le service : La personne à qui vous souhaitez parler lorsque vous rencontrez des problèmes avec la machine.

L’autonomie, pour tout appareil, nécessite un niveau de compétence proportionnel à la difficulté de ce que vous essayez de faire à l’aide de la machine. La plupart des produits, après la phase initiale et peu plaisante de « démarrage » (la majorité d’entre nous s’en sortent en lisant le manuel en grommelant), peuvent être utilisés avec des compétences minimales dans les cas les plus simples, mais requièrent une bien plus grande connaissance pour des utilisations plus complexes. À ce moment, le client a le choix entre apprendre à faire le travail tout seul – pas forcément sa manière préférée d’investir son temps – ou trouver quelqu’un pour le faire à sa place et lui montrer comment faire.

Les managers obsédés par l’excellence opérationnelle s’imaginent que le but de l’automatisation est d’éliminer les coûts liés aux « ressources humaines ». Ils rêvent de systèmes automatiques que leurs clients puissent utiliser sans avoir à parler à qui que ce soit. Puis, ils ne comprennent pas pourquoi les clients dénigrent leur offre, cherchent des alternatives et fuient leur marque le plus vite possible. Les clients ne cherchent pas un produit en soi, ils cherchent une solution ingénieuse à leur problème. Ils ne veulent pas n’importe quel espresso – ils en veulent un qui soit facile à faire, qui ait bon goût et qui sorte d’une belle machine, simple à utiliser avec leurs amis, et ils veulent un accès facile aux solutions lorsque quelque chose se passe mal.

Le sens profond du jidoka est que les appareils mécaniques ne sont que cela – mécaniques. Parce qu’ils n’ont pas de jugement humain, ils vont :

  1. Produire des défauts – comment peuvent-ils savoir quel est le niveau de qualité attendu par un humain (ce qui dépend du contexte) ?
  2. Tomber en panne – Comment pourraient-ils entretenir et remplacer leur propres pièces ?
  3. Etre incapables d’apprendre à améliorer la prochaine génération de machines.

N’importe quel produit possède une composante de service qui lui est également rattachée. Il faut donc quelqu’un pour aider l’utilisateur pour :

  • Utiliser la machine de la bonne façon pour obtenir les bons résultats en fonction du niveau de complexité de son utilisation.
  • Réparer la machine lorsqu’elle tombe en panne.
  • Améliorer la machine et trouver des modèles plus intelligents, plus simples à utiliser et plus esthétiques.

L’intention du jidoka est de développer la part humaine d’un produit. Nous n’avons pas besoin de personnes qui regardent les machines ; nous avons besoin d’elles pour faire attention aux problèmes des clients et être bienveillants et efficaces dans leur résolution. Avoir une caisse automatique pour un supermarché est une idée intelligente, si vous avez compris qu’il faudra toujours que quelqu’un soit présent et formé au service (réussir la première impression, avoir la disponibilité, le bon ton, la capacité à résoudre les problèmes, à respecter l’étiquette, etc.) pour créer une expérience client fluide et sans accrocs.

Si elle est formée au jidoka, cette personne sera aussi capable de reconnaître toutes les anomalies du système automatique et travaillera avec les ingénieurs pour améliorer la prochaine génération. C’est le point d’entrée de l’analyse de la valeur (résoudre les problèmes sur les machines déjà en production) et de l’ingénierie de la valeur (améliorer les choses dans la prochaine génération de produits).

Selon la perspective de Sakichi, le but d’une entreprise n’était pas de gagner de l’argent, mais d’être utile à la société en aidant les gens à faire des choses de façon autonome avec des produits toujours meilleurs. Viser à améliorer le flux et la production en réduisant les temps de traversée est un bon moyen de révéler les problèmes de logistique et de planification de la production, mais cela ne vous aide pas à fabriquer des produits toujours meilleurs. Pour cela, nous avons besoin du jidoka: la capacité de détecter les défauts ou l’usure, la compréhension du point à partir duquel les processus dévient du travail normal, arrêter la ligne plutôt que de laisser le problème s’aggraver, obtenir une réponse rapide du management afin d’analyser et régler le problème, puis incorporer la solution dans le flux de travail et dans la prochaine génération de machines.

Le jidoka est bien plus qu’un moyen de faire tourner une production sans accrocs et de réduire les coûts engendrés par le passage de la non-qualité dans le flux. Il s’agit d’un moyen fondamental d’enseigner aux gens les produits et équipements de telle sorte qu’ils s’emparent mieux de la relation entre l’automatisation, le contact humain et la résolution de problèmes. Le jidoka a pour but de comprendre la place de l’humain (ne jamais utiliser un humain pour faire un travail pouvant être fait par une machine) et celle de la machine (accorder de la jugeote aux machines) et l’interaction entre eux (apprendre aux humains à dépanner et concevoir de meilleures machines).

A l’heure de l’intelligence artificielle, alors que nous automatisons des tâches intellectuelles que nous pensions auparavant comme spécifiquement humaines, nous allons avoir cruellement besoin de compétences de jidoka pour redéfinir les bons équilibres entre le travail humain et celui de la machine. Pourtant, même si vous utilisez ChatGPT pour rédiger tout votre code (ou votre rapport), vous rencontrerez toujours des problèmes selon la façon dont vos clients utilisent le système résultant (ou dont votre professeur notera votre copie), la façon dont l’IA génère des non-sens ou passe à côté du contexte, et comment vous allez améliorer le discernement dans la conception de vos produits.

En cette ère de division du travail, il est tentant de réduire le lean à « ce truc de production » et d’utiliser des techniques du lean pour améliorer le flux pour avoir un meilleur rendement et – peut-être – économiser quelques ressources au passage. Cependant, le vrai but de la réflexion lean consiste à faire continuellement de meilleurs produits à un prix abordable et de réduire les coûts de production. Le juste-à-temps est certainement une partie de cela, mais il vise particulièrement la planification, l’organisation et la façon dont on fait bouger les choses – pas leur conception. Le jidoka, tant pour ce qui concerne les éléments de reconnaissance du problème que la séparation du travail de l’homme de celui de la machine, est le pilier clé pour apprendre sur l’interface produit/service et développer organiquement des offres meilleures et plus complètes, proposant des produits et services meilleurs, pour une plus grande satisfaction des clients.

Sans le jidoka, le lean est une extension du Fordisme – utile à l’occasion, mais pas transformative. Posez-vous encore une fois la question : « Pourquoi est-ce que je fais du lean ? » Comment allez-vous aider l’entreprise à faire des produits toujours meilleurs ? La réponse se trouve tout autant dans les services que dans la production et la conception – les machines ne comprendront jamais les sentiments mélangés et les compromis complexes que les humains savent gérer au quotidien. Seuls les humains peuvent comprendre ce à quoi les humains aspirent réellement, quels problèmes les humains vivent et quels genres de solution sympa ils recherchent.

Michael Ballé

Article original paru dans Planet-lean.com. Traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez.
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