Les questions qu’on me pose le plus souvent sont « comment convaincre mon patron de faire du lean ? » ou « comment puis-je faire du lean si mon chef fait tout le contraire ? » ou encore « rien dans notre organisation n’est fait pour être lean, tout va vers un service inflexible au client, des processus rigides, des grandes séries et des guerres entre les fonctions : comment faire du lean dans ces conditions ? » Des questions très légitimes, mais c’est précisément dans ces contextes qu’il faut faire du lean et qu’il apporte le plus, à la fois personnellement et pour l’ensemble du business !
Le but explicite du lean est la performance pérenne de l’entreprise par le développement des collaborateurs : l’apprentissage individuel mène à l’intelligence collective. Bien entendu, avec le lourd passif du modèle de management traditionnel, dans nos sociétés cela est souvent interprété comme la mise en place des structures du lean pour que les gens apprennent : une fois de plus, on leur fait quelque chose ! On se dit que si on fait une revue régulière des réclamations clients ils finiront bien par apprendre. Que si on met en place un flux tiré ils finiront bien par se rendre compte qu’un mauvais lissage de la planification et des grandes campagnes de production génère des stocks sans permettre de lisser. Ma foi, ce n’est pas complètement faux – la messe forcée est une des plus anciennes techniques de conversion. Mais on obtient rarement une véritable adhésion de qui que ce soit, juste beaucoup de faire semblant et encore plus d’incompréhensions.
Historiquement, le lean ne s’est pas du tout développé comme ça. Sakichi Toyoda, l’inventeur génial des métiers à tisser automatisés qu’on voit encore au musée Toyota, a lu la version japonaise de « Self-Help », un petit livre de l’auteur Écossais Samuel Smiles publié en 1859 et vantant les mérites de l’auto-éducation. Le XIXe siècle, explique-t-il, offre à ceux qui le souhaitent la possibilité d’atteindre fortune et gloire par la seule force de son esprit, en s’éduquant et en expérimentant. Tous, il le concède, ne chercheront pas à le faire – mais c’est possible. La copie soigneusement annotée de Sakichi Toyoda est conservée au musée de sa maison de famille, et il a pris soin, lors de ses nombreuses entreprises, de ne s’entourer que de gens qui étaient persuadés qu’ils pouvaient avancer par leur capacité de s’auto-éduquer – sans attendre qu’un système ou une formation ne le fasse pour eux.
C’est le même esprit qui anima Kiichiro Toyoda dans son pari fou de concevoir et fabriquer une automobile purement japonaise dans les années 30 – esprit de recherche, de démontage des autos existantes pour comprendre comment elles marchaient, d’expérimentation avec des machines-outils du cru, qui est si magnifiquement représenté par Hayao Miyazaki dans son chef d’œuvre Le vent se lève (… il faut tenter de vivre).
Les bases du lean tel que nous le connaissons ont été largement posées par Taiichi Ohno qui passait son temps à repérer des muda puis faire réfléchir les équipes à comment faire différemment, quitte à revenir en arrière et essayer autre chose. M. Takehiko Harada m’a raconté comment Ohno s’était progressivement entouré de jeunes managers qui avaient adopté cette approche avec enthousiasme – ils deviendront les premiers team leaders.
Nous abordons aujourd’hui le lean bien loin des usines – notre pays s’est largement désindustrialisé pour se déplacer vers le service ou la tech. Pourtant le débat reste le même.
Les dirigeants qui voient le potentiel du lean (les résultats des entreprises lean sont visibles et convaincants) l’interprètent le plus souvent comme un système à mettre en place. Ils se disent que s’ils appliquent un programme lean à l’entreprise, qu’il s’agisse de chantiers ou d’intervention de sensei ou je ne sais quoi, celle-ci va changer. On a beau leur répéter que cette approche ne mène à rien au-delà de quelques fruits murs à récolter, mais rien n’y fait – ils savent mieux ce qui est bon pour leur entreprise. Ils veulent tout changer sans changer d’état d’esprit.
Le véritable lean est en fait un programme d’éducation qui permet aux collaborateurs, aux team leaders plus particulièrement, de trouver les outils d’analyse et de résolution de problèmes qu’il leur faut pour s’améliorer eux-mêmes, puis pour en discuter entre eux et avec le management (au cours des « gemba walks »), pour améliorer l’intelligence collective de l’ensemble et progressivement, bout par bout, changer le système. Ce programme d’éducation commence par de la résolution de problèmes structurée au niveau individuel, puis du kaizen en équipe, pour remonter à des A3 de management. Les structures telles que le kanban ou l’andon sont mises en œuvre progressivement pour révéler des problèmes plus fins.
Depuis ses origines le lean est une méthode de développement personnel par des outils d’analyse (les fameux outils du lean) qui s’étend à des outils d’intelligence collective comme le kanban ou l’andon. Ces outils sont faits pour développer la confiance en soi de professionnels, puis développer la confiance collective que l’on a entre spécialités et départements.
Les outils du lean sont faits pour qu’on puisse les utiliser soi-même dans un contexte anti-lean. Bien évidemment, au début tout va résister, mais c’est bien là que se trouve le développement personnel – mieux comprendre, mieux en parler aux autres, mieux convaincre des alliés – qui mène au développement professionnel. Nombreux dirigeants lean nous disent après coup que découvrir le lean a changé leur vie parce que ça a changé leur rapport à la difficulté (mettre les problèmes en avant), à leurs relations avec leurs employés (en allant sur le gemba) et à leur approche de la collaboration au niveau du comité de direction.
Il n’y a pas de bonnes conditions pour faire du lean. Il faut ouvrir un premier livre, puis un deuxième. Essayer quelque chose avec les équipes, revenir en arrière, essayer autre chose. En parler à d’autres, discuter avec un sensei. En étant le changement qu’on veut voir se produire… on le devient.
Michael Ballé
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