Pourquoi les transformations lean tirent-elles profit du soutien d’un sensei ? Michael Ballé explique comment nous avons généralement besoin d’aide pour nous libérer de nos émotions et emprunter des chemins inconfortables.
Le sensei : “Quel est votre prochain coup stratégique ?”
Le directeur: “Nous voulons attirer de nouveaux clients en ajoutant un nouveau produit à notre gamme.”
Sensei : “Et comment allez-vous vous y prendre ?”
Directeur: “Nous ne pouvons pas nous permettre le risque d’une nouvelle implantation, nous allons donc introduire le nouveau produit dans l’usine existante.”
Sensei : “Donc, vous avez besoin de plus de flexibilité ?”
Directeur: “Oui, c’est exact.”
Sensei : “Est-ce que vous travaillez sur le SMED ?”
Directeur: “Nous avons fait quelques expérimentations.”
Sensei : “Avez-vous évalué la capacité dont vous allez avoir besoin pour créer le nouveau produit ?”
Directeur: “Euh…”
Sensei : “Et avez-vous un objectif de réduction de la taille des lots que cela nécessite ?”
Directeur: “Eh bien…”
Sensei : “Et donc vous avez établi un plan du nombre de démarches SMED que vous devez réaliser dans l’usine pour atteindre cette réduction de la taille des lots avant que le nouveau produit n’arrive dans l’atelier de production ?”
Directeur: “…”
Si vous pratiquez le lean, vous avez probablement eu des conversations de ce genre. Que se passe-t-il dans de telles situations ? Quel est l’apport du sensei ? Le directeur ne peut-il pas penser par lui-même ? Pourquoi se tait-il ?
Lorsqu’on prépare du bacon et des œufs, la poule est concernée, mais le cochon est engagé. Pour comprendre comment les gens réagissent, il faut voir dans quelle mesure ils sont impliqués dans le jeu. L’engagement du sensei porte sur la logique – et ensuite sur le gemba, la pratique – du lean. L’engagement du directeur consiste à faire en sorte que les choses soient faites.
Le sensei suit la logique (lean) de la problématique : capacité nécessaire pour un nouveau produit à davantage de changements sans perte de capacité à exercices kaizen SMED avec les équipes pour apprendre à réaliser des changements en toute sécurité, avec une bonne qualité (dernière pièce bonne, première pièce bonne) et bien plus rapidement. C’est une courbe d’apprentissage claire et nette.
Le directeur n’est pas contre, mais son cerveau est inondé de cortisol, l’hormone du stress. Il voit toutes les personnes qu’il va falloir convaincre, tous les ateliers qu’il va falloir organiser, tout le temps et tout l’argent que cela va coûter et le terrible risque d’échec dû à la résistance habituelle au changement, toutes les disputes avec ses managers intermédiaires. Son cerveau est en train de cuire dans le stress et son corps hésite entre se battre ou bien fuir – ou alors amener le sensei à soit dire autre chose, soit disparaître.
Mais le directeur n’est pas stupide – si la logique du sensei est suffisamment claire, son néocortex se réaffirmera et il commencera à réfléchir à la manière de cheminer du point A au point B
Livré à lui-même, le directeur aura cependant beaucoup de mal à y réfléchir. En planifiant sa route vers le succès, le stress l’amènera à écarter toutes les idées les plus effrayantes, celles qui, selon lui, ne pourront pas être réalisées tout de suite. Les brillants stratèges sont ceux qui n’ont pas peur de la difficulté et qui finissent par décider que l’endroit le plus sûr pour débarquer en France le jour J, par exemple, est une plage avec d’énormes falaises défendues par des mitrailleuses. C’est fou à première vue, mais c’est une décision stratégique brillante : si nous résolvons ce problème dès le départ, la route qui suit est une promenade de santé.
Comme le dit Jacques Chaize (l’un de mes co-auteurs), penser contre soi-même est difficile et constitue une compétence acquise qui demande de la pratique. C’est là que les sensei sont utiles. Ils n’ont pas besoin d’être des coachs brillants, des penseurs surnaturels ou incroyablement perspicaces. Ils doivent connaître leur métier et vous mettre face à la logique du « comment » vous allez réaliser votre « pourquoi ».
Sans sensei, le directeur aboutira naturellement à un vague plan bourré de bonnes intentions, qui mettra l’accent sur l’intention mais éludera les points de repère concrets, s’appuyant plutôt sur des concepts de haut niveau et des idées générales sans fixer de priorités ni d’actions concrètes. Et il en sera de même lors de la phase de mise en œuvre du plan.
Sensei : “Combien de temps avez-vous gagné sur le changement de série ?”
Directeur : “Environ 20%.”
Sensei : “Donc, vous avez réduit la taille des lots sur cette ligne de 20% ?”
Directeur : “Euh, à ce propos… nous avons, euh, des difficultés avec l’ERP…”
Sensei : “Et vous avez simplifié la machine pour que les opérateurs aient moins de travail à faire pendant le changement de série ?”
Directeur : “Eh bien, pour commencer, nous avons créé une équipe pour assister les changements.”
Sensei : “Et quel est le lien avec le nombre de changements dont nous avons besoin ?”
Directeur : “Ah… eh bien, au moins nous apprenons !”
Sensei : “Vous apprenez quoi ?”
Si vous examinez votre propre apprentissage, vous constaterez qu’il existe des concepts de seuil. Des idées avec un « avant » et un « après ». Une fois que vous avez compris, tout semble plus clair, et vous ne pouvez pas vous souvenir de ne pas l’avoir compris et vous ne pouvez pas comprendre les personnes qui ne l’ont pas compris. C’est comme apprendre le calcul en mathématiques – (a+b)²=a²+b²+2ab, parce que vous additionnez des surfaces.
Les seuils d’apprentissage s’atteignent en s’attaquant à des problèmes complexes et en les résolvant. Avant de « piger » le concept, rien n’a de sens et vous trouverez probablement des explications bizarres et tordues. Après avoir « pigé » le concept, tout a un sens et vous pouvez passer au seuil suivant, où vous éprouverez à nouveau le même malaise cognitif et les mêmes difficultés de réflexion.
En lean, les managers comprennent le concept ou ne le comprennent pas. Ils comprennent le concept de « flux tiré » ou pas – vous pouvez le constater lorsqu’ils confondent workflows (poussé) et flux tiré. Ils comprennent le « jidoka » ou pas (on le voit lorsqu’ils essaient d’améliorer la capacité avant la détectabilité plutôt que l’inverse), et ainsi de suite.
Ensuite, soit ils ont le cran d’y aller, soit ils ne l’ont pas. Je me souviens très bien de nombreuses situations où j’ai vu qu’il fallait changer quelque chose, mais où je ne pouvais pas risquer une nouvelle dispute avec la direction locale et où je les ai laissés faire ce qu’ils avaient en tête sans les contredire, sachant pertinemment qu’ils échoueraient. Nous n’avons pas tous le courage d’affronter le groupe, tous les jours, sur tous les sujets. Le plus souvent, nous trouvons un compromis pour prétendre faire ce que nous savons devoir faire, sans affronter l’éléphant au milieu du couloir ni nous attaquer à la vache sacrée.
Par exemple, au cours de la première conversation, le directeur dira qu’il a mené de nombreuses « expérimentations » SMED – ce qui est très bien, tant que cela débouche à un moment donné sur un plan de réduction de la taille des lots. Je peux citer de nombreuses usines qui ont « expérimenté » le SMED (ou la TPM, les 5S, le kaizen, etc.) sans jamais rien changer – elles font simplement semblant.
Le fait est que notre cerveau est à la fois notre meilleur allié et notre pire ennemi. Nous avons la capacité de comprendre les choses et d’apprendre – ainsi que la curiosité et la motivation qui vont avec. Mais notre cerveau nous dissimule également les pensées effrayantes – et nous ne nous en rendons jamais compte par nous-mêmes.
C’est pourquoi il est essentiel d’avoir un sensei pour progresser – même un sensei déplaisant ou inexpérimenté. Personne ne s’engage à prendre ce que dit le sensei pour argent comptant, mais nous avons besoin de quelqu’un qui aille jusqu’au bout de la logique sans avoir à faire face aux conséquences pratiques de ce raisonnement. Quelqu’un qui nous aide à faire face à la fois à ce que nous ne comprenons pas et à ce que nous ne voulons pas faire.
Taiichi Ohno a écrit un jour que « le travail est une joute intellectuelle avec les subordonnés ». Il considérait que manager ne consistait pas à donner des instructions et des ordres, mais à se démener ensemble et à réfléchir au problème. Il conseille de suggérer aux employés de tester les choses et d’être prompt à reconnaître ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas. La logique s’oppose à l’action jusqu’à ce que vous atteigniez ce que Ohno appelait « l’évasion logique » – une nouvelle compréhension et un nouvel endroit où se trouver.
Le Lean est la seule méthode d’entreprise qui se concentre sur ce que les gens pensent et ressentent plutôt que sur leur comportement. Pour être efficace en matière de Lean, nous devons comprendre comment les gens pensent, tant sur le plan cognitif qu’émotionnel. Les scènes pénibles sur le gemba ne sont souvent que l’expression du processus de réflexion des gens, qui sont confrontés à des problèmes qu’ils préféreraient ne pas voir et découvrent leurs propres idées fausses, ce qui est finalement salutaire au bout du compte. Mais comme pour de nombreuses thérapies de l’esprit, il est très difficile de le faire seul, par soi-même – parce qu’il est difficile de voir son propre esprit à l’œuvre alors qu’on l’utilise pour penser. Nous regardons le monde à travers des prismes créés par notre esprit, de sorte que nos idées fausses sont intégrées dans notre perception même – comme le fait de ne pas remarquer les problèmes de sécurité ou le désordre d’une zone si nous n’avons pas délibérément construit un programme « 5S » dans notre propre paysage mental. Lorsque nous essayons d’analyser nos propres processus mentaux, nous ne pouvons nous empêcher de transposer nos cadres et nos préjugés dans cette introspection – c’est pourquoi nous devons confronter notre compréhension à celle des autres et à leurs préjugés. Cette confrontation peut susciter de l’émotion parce que notre ego peut se sentir menacé ou parce que nous sommes attachés à une certaine façon de voir les choses – mais, en fin de compte, c’est le seul moyen de découvrir des idées mieux adaptées aux faits et… d’apprendre.
Il n’y a pas de lean sans sensei, non pas parce que les sensei sont des coachs omniscients et super empathiques ou des personnes dotées d’une capacité spéciale, mais simplement parce qu’il est difficile d’amener votre esprit sur des chemins qu’il ne veut pas emprunter. Avoir quelqu’un avec qui vous pouvez discuter de la logique d’une situation sans le poids émotionnel de ses implications est la voie de la raison – et du lean.
Michael Ballé est auteur sur le Lean, coach de dirigeants et cofondateur de l’Institut Lean France.
Article original par dans Planet-Lean.com. Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez
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