L’entreprise visuelle

L’entreprise visuelle

Puisque l’un des mots d’ordre des équipes de direction est la performance de l’entreprise, peut-être faudrait-il commencer par se mettre d’accord sur une théorie commune de la performance ?

Le directeur des achats d’un e-commerçant présente son projet d’amélioration du moment : il s’agit de mener un nettoyage en profondeur de la gamme de produits, car celle-ci a accumulé au fil du temps un grand nombre de références invalides. Depuis plusieurs semaines son équipe parcourt l’ensemble de l’offre à la recherche de références à corriger ou supprimer. A la question “pourquoi ce projet ?”, le responsable répond que les références en question occasionnent une activité de support significative et perturbent le travail de nombreuses équipes. Ce n’était pourtant pas le sens initial de la question. Pourquoi en arrive-t-on à ce qu’un dirigeant lance un tel projet après que des milliers de défauts ont été ainsi accumulés sans que personne ne s’en occupe ?

Comme tout le monde dans cette entreprise, le directeur court après les initiatives pour tenter d’atteindre des objectifs de performance ambitieux. Il n’a pas le temps de s’intéresser aux petits problèmes du quotidien et préfère se focaliser sur actions à fort effet de levier. Il faut d’ailleurs bien l’avouer, c’est grisant de mener des grands projets de ce type.

Ce n’est pourtant pas ainsi que l’on crée une entreprise performante, et cela révèle une compréhension erronée de ce qui fait la performance et la vitesse.

Puisque l’on parle de vitesse, faisons le parallèle avec Mario Kart ou n’importe quel jeu vidéo de courses de voitures. Lorsque la course démarre, le débutant accélère pied au plancher, attend le tout dernier moment pour freiner au premier virage, sort de la piste et s’agite pour y revenir au plus vite avant de recommencer la même chose au virage suivant. Beaucoup d’excitation, mais un temps au tour au final peu flatteur.

Les pros en formule 1 offrent un spectacle très différent. La trajectoire idéale est connue virage par virage, les repères de freinage sont respectés à quelques dizaines de centimètres près, les vitesses de passage en courbe tout comme les rapports engagés et les régimes moteurs idéaux sont eux aussi connus. Le pilote professionnel ne s’agite pas dans tous les sens, il œuvre à garder son véhicule au plus près des conditions optimales de la performance. Dans les stands, les équipes techniques suivent en télémétrie des centaines de paramètres en temps réel pour elles aussi garder le véhicule au plus près de son état optimal de fonctionnement. L’écurie qui gagne est celle qui s’est tenue le plus longtemps au plus près de cet idéal malgré les aléas de la course.

En entreprise le principe reste le même : la croissance rapide s’obtient en s’approchant des conditions idéales de fonctionnement à une multitude de niveaux. Il s’agit d’abord de tenir les conditions d’une expérience client idéale, client par client. Comment organiser la navigation sur le site ? Qu’est-ce qu’une bonne collection de photos du produit ? Un bon descriptif ? Une bonne livraison ? Mais il s’agit aussi d’offrir à chaque collaborateur les conditions d’un travail idéal afin qu’il puisse apporter tout son savoir-faire au client. Par exemple le livreur démarre sa journée avec un circuit réaliste, qui tient compte des conditions habituelles de trafic pour lui permettre une tournée réussie. Les adresses des clients sont correctes, les numéros de téléphone et les codes d’accès sont à jour pour contacter les clients. Le camion est bien entretenu.

Au total, cela représente des milliers de paramètres à maîtriser jour après jour. Si l’on s’intéresse au détail client par client, collaborateur par collaborateur, il y en a en réalité beaucoup plus.  L’expérience du directeur achat révèle à quel point il est difficile de maintenir tous ces paramètres au bon niveau dans la durée. Lorsqu’ils ne sont pas maintenus au quotidien, ces paramètres — ici les conditions d’une bonne référence produit — se dégradent et commencent à peser sur la performance de l’entreprise, jusqu’à ce qu’un projet de rattrapage s’impose. 

entreprise visuelle lean thinking

Ces cycles de remise en état et de dégradation représentent un frein significatif à la croissance. A un instant T, les managers ne peuvent prendre en charge qu’un ensemble limité de projets, aussi le nombre de paramètres en état anormal reste élevé. Comment échapper à cette version moderne du mythe de Sisyphe ?

Dans la pensée lean, c’est un sujet de visualisation. Il s’agit de rendre immédiatement apparentes toutes les situations anormales, au niveau le plus élémentaire, de manière à ce que les équipes puissent traiter ces problèmes lorsqu’ils sont encore petits et donc peu coûteux à rattraper. 

Dans notre cas, il s’agirait de commencer par clarifier les conditions d’une bonne référence produit. Le produit est-il acheté par les clients ? Disponible ? Dans une bonne fourchette de prix par rapport à la concurrence ? Cela permettrait d’afficher à chaque instant la liste des références en défaut. Il faudrait ensuite identifier quelles personnes sont en charge de ces paramètres, et leur offrir le temps, les compétences et l’outillage nécessaires pour les corriger rapidement.

Une telle démarche s’applique à travers toute l’entreprise. Quels sont les paramètres d’une base de code en bon état ? D’une ferme de serveurs en état normal de fonctionnement ? D’une flotte de véhicules bien maintenue ? Quel client est, en ce moment même, en train de vivre une expérience dégradée ? 

Au cours de ces dernières années, la plupart des entreprises se sont dotées d’équipes de Data Science, avec la promesse d’exploiter des quantités colossales de données pour proposer des analyses poussées, par exemple de la reconnaissance ou de la prédiction par les techniques de deep learning. Tout cela est sans doute utile, mais l’informatique peut aussi avoir un impact déterminant sur la performance de l’entreprise en permettant aux équipes d’avoir sous les yeux, à tout moment, les éléments qui sont en défaut et dont il faut s’occuper. Comme pour l’écurie de formule 1, chacun peut ainsi s’attacher à garder le système au plus près de son état optimal de fonctionnement — et assurer à l’entreprise une croissance saine par la satisfaction continue de ses clients et ses collaborateurs.

Mais encore faut-il que les managers et l’équipe de direction aient quelques heures de Mario Kart à leur actif !

En matière de performance, la compétence clef du dirigeant lean n’est pas la gestion de projet ou le plan d’action : c’est d’abord la visualisation.

Régis Medina

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Un commentaire

  • Jerome

    Bonjour,
    article très intéressant, merci.
    Il manque cependant un aspect non négligeable qui est la détermination des paramètres à mettre sous contrôle.
    Quand on parle de Formule 1, les moyens humains et financiers sont conséquents pour chercher les moindres détails, dans le but de grapiller des centièmes. Par contre, dans l’industrie, il faut cibler les paramètres principaux au risque de se retrouver noyés sous un trop plein de visuels. C’est là toute la difficulté de l’exercice même si le sujet de la visualisation des problèmes est impérative pour agir au plus tôt.

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