En matière de combat contre le changement climatique, nous ne pouvons espérer accomplir grand-chose tant que nous ne remettons pas fondamentalement en cause la façon dont nous réfléchissons à la consommation des ressources. Le lean est notre outil pour y parvenir, par Michael Ballé
Isao Yoshino, personnage central du livre de Katie Anderson : Apprendre à diriger, Diriger pour apprendre, (Éditions l’Harmattan, Collection Management Lean), nous a dit un jour : « Il n’y pas de secret chez Toyota – nous sommes simplement sérieux, c’est tout. »
Avec tout le vacarme à propos de l’environnement, il devient difficile de réfléchir sérieusement à ce sujet important et de se faire une opinion. Essayons donc d’y réfléchir sérieusement.
Tout d’abord, il faut bien le reconnaître, nous vivons dans une ère de profond paradoxe. D’un côté, pour sauver la planète, nous sommes censés envisager la décroissance, baisser notre consommation générale, arrêter de dilapider les ressources naturelles et réduire nos émissions de gaz à effets de serre. D’un autre côté, vous ne pouvez pas mettre le nez dehors sans être invités à consommer, consommer et puis consommer encore. Nous mesurons encore la force économique d’une nation en termes de croissance de PIB et de rentabilité des entreprises.
Donc… Comment cela peut-il fonctionner ?
Plutôt que de commencer à réfléchir par l’extraction et la production – où tout le monde s’accorde à dire que les pertes sont gigantesques – trouvons notre voie en réfléchissant du point de vue du client. J’étais parfaitement satisfait de mon routeur internet jusqu’à ce que mon fournisseur me harcèle au téléphone pour moderniser mon offre – avec pour seuls résultats les problèmes d’installation habituels. Désormais le routeur me donne accès à des courriels qui m’inondent d’innombrables offres incroyables pour acheter ou faire des choses que je n‘envisagerais pour rien au monde. Dans la rue, chaque vitrine de magasin affiche une pancarte de « soldes ». Nos cerveaux sont désormais conditionnés pour identifier une « bonne affaire » et sauter sur l’occasion. Les recherches sur l’influence ont montré que les humains n’ont aucun mécanisme de défense contre la « nouveauté » ou le « bon marché » autre qu’un contrôle de soi en béton.
Mais pourquoi y a-t-il autant de produits en solde ou à prix réduit ? Assurément, ce n’est pas le but initial ? Est-ce que les marges sont vraiment calculées pour que tout puisse être proposé à moitié prix ? Cela ne semble pas très probable, à moins que vous n’ayez du stock à écouler. Une fois que les marchandises sont là, vous devez les brader, quand bien même cela signifierait perdre de l’argent à chaque vente. Un vieux stock doit simplement disparaître avant qu’il ne perde sa valeur – le vrai prix de n’importe quel produit baisse chaque jour qu’il n’est pas vendu. Il existe une fonction de perte très claire.
Mais pourquoi les magasins ont-ils autant de stocks à écouler ? Parce que les entrepôts ont reçu un énorme lot de produits – ce qui a été décidé des mois et des mois auparavant, bien avant que quiconque ne sache quelle serait la demande réelle. Pourquoi cette surproduction ? Eh bien, parce que la production se passe loin de l’entrepôt et qu’expédier les produits par train ou bateau prend des semaines dans les meilleurs des cas, et cela doit donc être planifié. En tous cas, les producteurs donnent un prix réduit pour le volume afin de faire tourner leurs machines.
Dans ce cas, pourquoi les machines sont-elles si mal utilisées dans les usines que vous visitez ? Cela devient un peu tiré par les cheveux, mais suivez donc mon raisonnement. Avec des gros lots, il y a une limite quotidienne à ce que vous pouvez produire :
Si le temps de fabrication du lot est grand, vous pouvez en faire tenir un seul sur une journée, et vous perdez le reste du temps. Si le temps de constitution du lot est plus grand que la journée, alors vous allez avoir besoin d’heures supplémentaires ou bien utiliser une partie de la journée du lendemain. Quelle que soit la manière dont vous vous y prenez, les gros lots ne rentrent pas. Mais si vous réduisez la taille de vos lots de moitié et produisez en séquence, vous pouvez désormais mieux utiliser vos machines sur plus de temps disponible.
Ce n’est pas parfait : vous avez toujours du stock et une perte de temps de production, mais bien sûr, vous pouvez réduire la taille des lots de nouveau et planifier plus souvent les produits les plus demandés, et ainsi de suite, jusqu’à ce que vous vous rapprochiez du flux pièce à pièce.
Plus votre taille de lot se rapproche du réapprovisionnement de la vraie demande en respectant le « vendre un, produire un » du juste-à-temps, mieux vous parviendrez à utiliser votre temps disponible et avec moins de stock à refourguer par la suite à prix réduit. Il y a un autre impact à cette dynamique : vous allez arrêter de déformer la demande en pipeautant vos clients pour qu’ils achètent des produits dont ils n’ont simplement pas besoin parce qu’ils sont PAS CHERS ! Pour paraphraser la chanson de Joan Baez, « Comme il a donné sa vie pour rendre les hommes saints, donnons la nôtre pour rendre les choses bon marché. »
D’autre part, l’argument en faveur d’une production délocalisée et de chaînes d’approvisionnement mondialisées est que vous obtenez un meilleur prix au kilo – plus le lot est important, plus le prix est bas. Comme nous le savons grâce à l’ouvrage : Seeing the Whole, la variation de la demande empire à chaque étape dans une chaîne d’approvisionnement – ainsi que la qualité. C’est l’effet Forrester, les petites variations de demande chez le client final sont amplifiées tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Fondamentalement, plus la chaîne d’approvisionnement est longue, plus les lots seront importants et les échecs de livraison et de qualité nombreux. C’est juste du délire.
Assurément, les financiers vous feront croire que tout cela se tient parce qu’ils vivent dans un monde où les coûts de changement de série et de mauvaise utilisation du capital sont fixes – ils n’ont jamais entendu parler de kaizen ou de SMED – mais leurs hypothèses sont tout simplement fausses. La logique financière est :
1. Trouver le fournisseur qui vous fait les lots les plus importants et les moins chers du marché.
2. Négocier des réductions de prix au volume.
3. Surproduire suivant la demande inscrite dans l’ERP.
4. Brader les stocks de produits invendus.
Mais cette logique est bourrée de lacunes et d’hypothèses infondées :
1. Trouver le fournisseur qui vous fait les lots les plus importants et les moins chers du marché : cela implique de toujours déplacer la production vers le pays le moins coûteux, ce qui implique des coûts de transferts faramineux.
2. Négocier des réductions de prix au volume : les remises de prix sont compensées par les coûts de sous-utilisation liés à la non-qualité et à la non-livraison.
3. Surproduire suivant la demande inscrite dans l’ERP : la demande est forcément fausse car personne ne possède de boule de cristal pour anticiper la demande si longtemps à l’avance et les ruptures dans les flux d’informations faussent toutes les prédictions.
4. Brader les stocks d’invendus : faire avaler aux clients des produits dont ils n’ont pas réellement besoin, au prix d’une marge réduite, plutôt que de les laisser prendre de vraies décisions sur de vrais prix et faire un profit honnête.
La surconsommation du côté du client est en fait dirigée par une addiction des fournisseurs à la massification. Nous n’avons tout simplement pas besoin de vivre ainsi. En rendant plus lean nos chaînes d’approvisionnement, nous pouvons réduire aussi bien notre surconsommation que l’impact environnemental, tout en maintenant nos styles de vie en prolongeant la durée de vie de nos produits et services aussi longtemps que nous en avons besoin (et nous nous en tirerions probablement mieux si nous n’étions pas inondés de tous ces messages qui visent à capter notre attention pour nous dire d’acheter plus, tout de suite, car c’est bon marché… Enfin bref). Rester au plus proche de la demande du client entraînera également une meilleure innovation car nous pourrions voir plus rapidement ce qui se vend et ce qui ne se vend pas, et proposer de nouveaux produits ou services en conséquence.
Acheter quelque chose dont vous n’avez pas besoin, ne pas utiliser un objet plus longtemps, ne pas maintenir ou remettre en état ce que vous avez, et mal utiliser le capital… voilà les vrais coupables ! Une machine qui n’est pas utilisée reste quand-même dans un atelier chauffé et éclairé.
Les politiques essaient d’influencer nos choix en nous forçant à acheter des produits plus « verts » – comme par exemple cette course effrénée vers les voitures électriques quand bien même personne ne sait vraiment quel est leur impact CO2 réel. En même temps, des marketeurs de masse continuent de nous bombarder de messages pour nous inciter à acheter des produits dont nous n’avons pas immédiatement besoin – faisant de leur mieux pour nous empêcher de résister à notre instinct d’aller dans la savane (c’est-à-dire dans les centres commerciaux).
La cause racine de tout cela réside cependant dans la mauvaise compréhension des producteurs de leur propre chaîne d’approvisionnement et de la délégation de cette compréhension aux machines, à l’ERP et aux financiers.
De toute évidence, la lutte contre le changement climatique, la surconsommation et les émissions ne peuvent être simplement réduite à … faire du SMED. Cependant, nous devons comprendre la logique qui fait tourner la totalité du système au service d’une surproduction systématique. Ce n’est même pas délibéré, il n’est pas question du « pourquoi » mais du « comment » : de quelle manière nous faisons les choses, sans avoir l’intelligence de comprendre les gaspillages et leurs causes. Plutôt que de choisir d’appliquer l’intelligence humaine et la frugalité à leurs modèles de production, la plupart des grandes entreprises ont choisi d’automatiser la réflexion absurde de faire-des-prévisions-et-stocker plutôt que « vendre-un-produire-un ». J’ai souligné ici un mécanisme, mais il existe de nombreuses autres formes de mura (variation) générant du muri (surcharge) et donc des muda (pertes), qui ont au bout du compte un impact significatif sur nos résultats.
Comme Yoshino-san nous le dirait : soyons sérieux. La pensée lean est une pensée green. En regardant la totalité du flux de valeur et en observant les pertes monumentales causées par nos idées fausses évidentes, nous pouvons aussi voir à quel point notre logique est faussée quand il s’agit de la consommation des ressources et des émissions. Je doute que nous soyons capables de changer collectivement les modèles comportementaux sans d’abord changer la pensée et les incitations qui les dirigent. La stratégie du colibri d’un jour-une action, à l’air attractive simplement parce que nous ne savons pas où ni comment agir… Mais en fait si ! Cherchez les gaspillages, résolvez les problèmes. Soyez sérieux à propos du green.
Michael Ballé est un auteur lean, coach de dirigeants et co-fondateur de l’Institut Lean France.
Article original paru dans Planet-Lean.com. Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez.
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