Pour commencer en douceur cette nouvelle année, parlons de lean en faisant un détour par un jeu – un moyen intéressant pour décaler son regard sur une situation, apprendre de nouvelles notions ou opérer quelques prises de conscience.
Celui auquel je pense a pour finalité de faire découvrir le plus rapidement possible huit mots aux membres de son équipe parmi vingt-cinq cartes posées sur la table, sans tomber sur ceux de l’équipe adverse. L’enjeu pour gagner est donc de faire deviner plusieurs mots en un seul coup avec un seul mot. Pour corser le tout, à chaque tour, il y a un “mot interdit” parmi les cartes qui fait perdre immédiatement la partie à l’équipe qui tombe dessus. Autant dire que pour gagner, il faut donc bien savoir ce que chacun, autour de la table, a en tête.
Pourquoi parler de tout cela ici ? Parce que nous entrons en plein cœur d’un sujet clé du lean, celui des représentations individuelles, des modèles mentaux et des modes de raisonnement. En effet, celui qui fait deviner les mots construit sa stratégie et son raisonnement à partir de ses propres pensées, ses représentations du monde, sa perspective. Ainsi “Grue” est-il un mot qui représente un engin de chantier ou un oiseau migrateur ? Et si je vous dis “Travaux en 3”, quelles sont les 3 cartes que vous allez associer à ce mot parmi l’ensemble de mots affichés ? Bien évidemment, tout ne se passe pas comme prévu entre celui qui propose le mot et les membres de son équipe, qui, eux, doivent deviner ce qu’il pense.
A chaque erreur, il ressort que le joueur pensait que ses partenaires voyaient le monde comme lui, alors que chacun d’entre nous voit le monde au travers de lunettes qui lui sont propres et spécifiques. On tombe là sur un phénomène courant : le biais de projection.
Le biais de projection fait partie de la grande famille des biais cognitifs. Il se définit comme un phénomène psychologique qui se produit lorsqu’un individu attribue à autrui ses propres pensées, sentiments ou motivations. Autrement dit, c’est notre tendance naturelle à penser que les autres pensent et raisonnent comme nous, voire qu’ils sont d’accord avec nous.
Il nous arrive à toutes et tous, tous les jours, dans la vie personnelle comme professionnelle, de tomber dans ce piège, et ce d’autant plus que les situations semblent simples, font parties du quotidien et ne semblent pas demander de réflexion.
Dans l’univers professionnel, même sur la simple question du client, il peut y avoir une divergence de points de vue. Dans un hôpital par exemple, qui sont les « clients » de la DAF ? De la DRH ? Des infirmières et infirmiers ? Au sein d’une même équipe, d’un même service ou d’une même profession, les réponses divergent, ce qui surprend toujours les personnes qui s’attendaient à un consensus évident, partant de l’hypothèse implicite que faire le même métier, dans les mêmes conditions, amène à penser la même chose. Le raccourci est rapide à faire.
Cette divergence se retrouve aussi dans la définition d’une situation normale ou anormale. Au sein d’une équipe qui s’occupe de traiter des dossiers clients dans un centre de services, la discussion portait il y a quelque temps sur le niveau d’encours, qui avoisinait le millier d’unités. Tout le monde était d’accord pour dire que celui-ci était « trop haut », qu’il y en avait « beaucoup », « trop », que c’était « stressant » et qu’il fallait que cela diminue. En cela, il y avait unanimité réelle. Mais à la question : « quel serait alors le bon niveau d’encours ? », les réponses variaient, selon les personnes, sur une ligne allant de 0 à 700. Chacun était surpris de voir autant de diversité dans les réponses, pensant de façon tacite que les réponses des autres seraient identiques ou proches de la sienne. La question a donc eu le mérite d’ouvrir la discussion sur le niveau d’encours souhaité et a constitué le point de départ d’autres réflexions pour savoir comment l’équipe pouvait améliorer la situation.
A force de ne pas questionner nos représentations, « puisque tout le monde pense comme moi », nous pouvons vite nous persuader que nos pensées sont des faits objectifs, une réalité, la vérité, sans s’apercevoir que c’est en fait une vision colorée par les lunettes que nous portons. Mais comme nous ne les sentons plus sur notre nez, il devient parfois difficile de remettre ces « vérités » en cause sans entrer en conflit dans une logique « comme moi ou contre moi ». Mais comment tous les membres d’une équipe peuvent-ils pourtant s’imaginer aller dans la même direction ou prendre chacun les bonnes décisions s’ils n’ont pas vérifié qu’ils avaient en tête la même vision du but à atteindre ou des priorités du moment ?
C’est l’une des principales intentions de la pensée lean.
En premier lieu, la plupart des outils du lean sont construits intrinsèquement pour favoriser la discussion et l’explicitation des modes de raisonnement au sein des équipes et des organisations. Que ce soit dans le cadre d’un 5S, d’un 5 colonnes, d’un A3, d’un déroulé de processus, d’un kaizen ou d’un Gemba Walk, tous ces outils sont vecteurs de confrontation des perspectives individuelles. Parler de l’aménagement d’un espace de travail demande la confrontation des représentations et pratiques de travail explicites comme implicites. Discuter autour d’un tableau 5 colonnes permet de confronter les différentes lectures du système organisationnel d’une personne à l’autre, et d’aller au-delà de ses certitudes pour apprendre à mieux décider. Enquêter avec un A3 permet d’aller comprendre la réalité d’un problème sur le terrain plutôt que de rester sur ses représentations personnelles que l’on risque de prendre pour des vérités. Tous ces outils remettent ainsi au centre du jeu la nécessité de se parler pour mettre à jour les représentations que nous avons sur un sujet et que nous pouvons prendre, à tort, pour une vérité partagée. En cela ils permettent effectivement de sortir du risque du biais de projection.
Le deuxième aspect réside dans les fondements de la pensée lean qui sous-tendent ces outils. L’hypothèse sous-jacente est en définitive que chaque personne dispose d’une identité propre, d’un vécu qui lui appartient, faisant de chacun une personne unique et singulière. Puisque les actions découlant du raisonnement de chaque personne vont créer (ou non) de la valeur chaque jour, si l’organisation veut réussir à atteindre son but il est essentiel qu’elle se donne les moyens de comprendre et enrichir les pensées et modes de raisonnement de ses collaborateurs. D’où ces outils qui servent de révélateur : le système lean est ainsi conçu pour enrichir la perspective de chacun de celles des autres, considérant chaque personne à la fois dans son unicité et dans sa globalité, c’est-à-dire dans sa capacité à penser de manière singulière, à discuter et à agir en conséquence, en amenant sa richesse de pensée.
On est bien loin de la vision mécanique portée par le modèle du management financier, dans lequel chaque personne est davantage perçue comme un coût à rentabiliser et chaque perspective individuelle comme un obstacle à aplanir pour se rapprocher des « best practices ».
En intégrant dans son cadre de pensée le principe que chaque personne compte et mérite qu’on s’intéresse à elle et à ses pensées, le modèle de management lean affiche donc clairement que les attitudes telles que l’empathie et la curiosité sont essentielles au succès de l’organisation. Autant d’attitudes qui vont permettre de débusquer les biais de projection et offrir de nouvelles opportunités de progrès aux équipes.
Bonne année à toutes et à tous !
Anne-Lise Seltzer
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