Le but du lean est de bâtir des cultures de la résolution de problèmes, c’est-à-dire de rendre chacun plus autonome face aux complications, obstacles, revers ou crises afin de mieux réussir en développant ses compétences au quotidien. L’autonomie dans la résolution de problème concerne aussi bien la réflexion stratégique par la recherche de réponses plus adaptées aux grands challenges du moment, que le détail du geste opérationnel dans la création de valeur.
C’est d’ailleurs par le va-et-vient entre la vision stratégique (que se passera-t-il dans 2, 5 ou 10 ans ?) et le problème du moment (que s’est-il-passé sur ce cas précis aujourd’hui ?) qu’on construit une compréhension plus profonde du monde en reconnaissant les mécanismes sous-jacents et les changements dans les jeux de contraintes, ce qui mène à prendre de bien meilleures décisions au quotidien.
Les ressorts cognitifs de la résolution de problèmes tiennent d’un moteur à deux temps : la correction d’erreur et l’idée d’amélioration. Pour peu qu’il s’y attache, l’esprit humain est naturellement expert à corriger une imperfection où à imaginer une meilleure façon de faire le travail. La correction d’erreur est souvent analytique – lister les facteurs, trouver l’écart, corriger – et l’amélioration plus intuitive – voir une opportunité que personne n’a vue jusque-là. Ces deux fonctions se nourrissent l’une de l’autre.
Si la résolution de problèmes est souvent très satisfaisante, elle nécessite néanmoins de s’y mettre. Réfléchir à un problème requiert de l’énergie mentale pour passer d’un problème latent (oui ce n’est pas idéal) à une recherche de solution (je vais m’en occuper). C’est là que la culture intervient : soit la culture renforce la nécessité de résoudre les problèmes (ne laissons pas les choses en l’état) et valorise la recherche de solutions (bonne idée !), soit au contraire la culture la défavorise (laisse tomber, ce n’est pas notre problème) et sanctionne tout initiative (qu’est-ce qui t’a pris ?).
Qu’il s’agisse de correction d’erreur – en termes lean, corriger un écart au standard – ou d’amélioration – en lean, le kaizen – créer une culture de la résolution de problèmes nécessite une discipline pour voir les problèmes (plutôt que les ignorer), les révéler aux autres (plutôt que les cacher) et s’y atteler (plutôt que de repousser l’effort à demain). Aucun automatisme ne permet de remplacer la réflexion et l’intuition humaine. Aucun système ne peut forcer qui que ce soit à s’intéresser à un problème. En revanche, il est possible de faciliter la détection de problèmes et de les visualiser de manière plus intuitive.
C’est le rôle du kanban.
Le premier principe du kanban est : en vendre un, en fabriquer un. Le kanban est fait pour révéler l’un des problèmes les plus profonds de l’entreprise : des produits qui ne plaisent plus. Les systèmes de production sont souvent faits pour bénéficier d’économies d’échelle en produisant en masse et en faisant l’hypothèse que tous les produits se vendront. Bien souvent quand un produit est moins attractif, le commerce apprend à baisser les prix ou faire des promotions pour continuer à le revendre, et l’information ne remonte que tard aux structures de production. La première question que le kanban pose est : est-on en train d’investir des capacités sur les bons sujets ?
Le deuxième principe du kanban est que l’unité de production est propriétaire de ses propres stocks. Restant propriétaire de ses stocks, le producteur peut réfléchir aux raisons des stocks, qui sont souvent de deux ordres : 1/ se protéger contre des variations de demande que l’on ne contrôle pas et 2/ de compenser son manque de flexibilité (le temps de production d’une référence est un temps de non production des autres références). La deuxième question qui se pose est : quels problèmes couvrent les stocks existants ?
Le troisième principe du kanban est de développer les capabilités nécessaires pour tenir le takt time. Le takt time est l’inverse de la cadence. C’est le temps de production disponible divisé par la demande client – tous les combien de secondes, minutes, heures, mois faut-il produire un ouvrage. Sur une chaîne de production à fort volume, le takt time peut être de quelques secondes, alors que le takt time de conception de produits peut se compter en années (ou en décennies si l’on pense à des infrastructures comme des pipelines, centrales ou usines). Tenir un takt time requiert une capabilité, c’est-à-dire une ressource et une compétence pour livrer bon du premier coup chaque unité au tempo requis (la cadence, permet de prendre de l’avance ou d’accuser du retard, et de refabriquer les pièces mauvaises, ce que le takt time interdit).
Par nature, le kanban reflète la consommation réelle du travail et n’est pas tempéré par des questions d’organisation de la production. Le bureau est fermé en été ? La consommation des clients va néanmoins se poursuivre, les cartes kanban s’accumuler et il faudra bien trouver une solution. Le kanban représente l’information sans fard et oblige à préciser les calculs de lissages faits pour tempérer les trop grandes variations de charge.
Le kanban révèle donc les problèmes de production sans intervention managériale pour choisir quels problèmes sont importants et quels problèmes peuvent être balayés sous le tapis. Échouer à répondre à un appel kanban est toujours un problème. En cela, le kanban est une boussole qui permet d’orienter en permanence l’entreprise sur la demande client. Sans kanban, la résolution de problèmes dépend, comme tout le reste, de l’arbitraire du chef, qui a, comme tout le monde, ses sujets et ses marottes.
Le système kanban est un échafaudage qui structure la discipline de la résolution de problèmes. Sans ça, vous vous épuiserez à résoudre les mauvais problèmes et vos équipes seront toujours plus difficiles à motiver. Sans un kanban qu’elles reconnaissent comme la voix du client, elles penseront toujours que les problèmes que vous leur présentez sont vos problèmes – pas les leurs. Le kanban est l’outil qui soutient le développement d’une culture de la résolution de problème dans la durée.
Le kanban, néanmoins, présente une réelle barrière à l’entrée de la pensée lean. Il faut en apprendre le vocabulaire, en comprendre les principes et la pratique et affronter les systèmes de planification de la production en place. Je confesse que j’ai moi-même résisté à mon sensei pendant des années avant de m’y mettre, en pensant que la résolution de problème pouvait s’animer managérialement sans kanban. Ce n’est que l’échec répété de ces tentatives qui m’ont fait faire le pas et apprendre à créer un tableau de lissage, un shop stock et des cartes kanban.
Vous pouvez vous dire, comme moi, que vous apprenez le lean sans kanban et qu’un jour, quand vous serez grands, vous atteindrez le niveau nécessaire pour aborder le sujet. C’est tout simplement se mentir. Le Toyota Production System n’a vraiment décollé qu’une fois que Taiichi Ohno a démarré les cartes kanban (il s’appelait d’abord le système Ohno, puis le système kanban avant de devenir le Système de Production Toyota, puis le lean hors de chez Toyota). Si vous souhaitez réellement progresser en lean en 2022 – essayez de mettre un kanban en place. Qu’il s’agisse du remplissage en capsules de café pour votre cafetière ou d’un système de gestion de production, dès vos premières tentatives vous verrez votre interprétation de tout ce que vous pensiez savoir en lean changer du tout au tout. Sans kanban vous ne comprendrez jamais le sens profond de l’injonction des sensei : regarder avec les pieds, penser avec les mains. Le kanban est le métronome qui vous permet de vraiment comprendre ce qu’est un problème et comment développer les équipes pour qu’elles sachent mieux le résoudre : pas de kaizen sans kanban.
Michael Ballé
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