Adopter sans réserve le lean signifie accepter le changement au plus profond de nous-mêmes. Comprendre cela permet de saisir enfin la raison pour laquelle le lean n’est véritablement adopté que par quelques-uns, explique Michael Ballé.
Pourquoi si peu de gens s’engagent réellement et sincèrement dans la voie du Lean ? C’est une question qui nous a souvent été posée suite à la publication de Réussir en équipes. J’ai la chance de travailler avec plusieurs PDG qui ont pleinement fait du Lean leur stratégie pour deux raisons : ils veulent créer un type d’entreprise différent, un lieu plus épanouissant, qui soit également meilleur que ses concurrents sur le plan technique, et ils recherchent de meilleurs résultats en termes de croissance rentable et durable.
Le premier engagement de ces PDG est le gemba – aller voir les problèmes à leur source. Le fait de voir le lean à la fois d’en haut, au niveau du conseil d’administration, et d’en bas, au niveau du poste de travail vous donne une perspective unique pour comprendre les problèmes et les résultats. (mais pourquoi le conseil d’administration devrait-il être le sommet ? Nous devrions inverser la pyramide…)
Ce que nous voyons clairement, c’est que lorsque les équipes pratiquent l’orientation client, le kaizen au quotidien, la visualisation des problèmes, et se mettent au défi de déceler le muda, de reconnaître les erreurs et de les corriger, les résultats s’améliorent. Lorsque les équipes perdent leur concentration et commencent à se noyer dans la routine du quotidien, à lutter contre les incendies et à se chamailler avec les équipes voisines, les résultats se détériorent. Il est tout aussi évident que l’état de l’équipe varie selon que le manager accepte les exercices donnés par le lean et essaie d’en tirer des enseignements, ou bien qu’il se contente d’un service minimum sur le programme lean et le balaie d’un revers de la main dans son management quotidien.
À l’échelle de l’entreprise, il peut arriver qu’un nombre suffisant de chefs de service travaillent sur le lean et collaborent au niveau du comité exécutif, et cela semble magique. Cependant, lorsque les personnes changent d’emploi, que les conditions du marché évoluent ou qu’un nombre suffisant de cadres reviennent à la mentalité traditionnelle, vous avez souvent le sentiment accablant de devoir tout reconstruire. Comme nous l’expliquons dans le livre, les réactions négatives (le fait de s’opposer à un exercice lean) et les retours en arrière (l’abandon d’une pratique qui fonctionnait bien) font partie intégrante du jeu.
Cette partie, nous la comprenons maintenant assez bien. L’aspect le plus déroutant du lean est que, même si les dirigeants acceptent souvent de jouer le jeu – aller sur le gemba, discuter des problèmes, encourager le kaizen, collaborer avec l’amont et l’aval en utilisant les A3, et même soutenir le management visuel – peu d’entre eux font réellement l’effort d’étudier et d’apprendre le système de production Toyota (TPS) pour comprendre ce qu’il signifie dans leur cas (notre définition du lean est l’apprentissage du système de production Toyota en dehors de Toyota).
Certes, la marche est haute et la porte étroite. Vous devez non seulement apprendre les éléments du TPS et comprendre comment ils fonctionnent en tant que système, mais vous devez également saisir les valeurs fondamentales du Toyota Way (genchi genbutsu, kaizen, challenge, travail d’équipe et respect) si vous voulez que tout fonctionne harmonieusement. Il se peut que vous ne connaissiez jamais tout à fait le TPS et que vous soyez toujours en train de l’apprendre – tout comme, dans le Tai Chi, vous ne connaissez jamais complètement une position et vous êtes toujours en train d’apprendre – mais c’est fun, cela rend le travail intéressant et c’est toujours un enrichissement personnel. Alors, pourquoi si peu de gens font-ils l’effort ?
En posant le problème de cette manière, vous pouvez constater que ce phénomène ne se limite pas aux entreprises dont les PDG ont fait du lean leur principale stratégie. Vous pouvez observer la même chose avec les consultants qui enseignent des outils spécifiques au lean sans pour autant s’appliquer à eux-mêmes la réflexion lean qui va avec. Ou encore des entreprises qui ont mis en place de vastes programmes lean, des responsables lean et des campagnes de kaizen, mais où personne n’essaie de comprendre ce qu’est réellement ce « machin lean ». Il s’agit là d’un problème très commun dans le monde du lean.
En discutant et en débattant de ce sujet, il est naturel de se demander ce qui, dans le lean, nécessite des jours, des semaines, des années de pratique avec un sensei sur le gemba pour l’apprendre – comme, par exemple, le yoga ou un art martial. Quelles sont les caractéristiques profondes que nous essayons de modifier et qui nécessitent une pratique aussi constante et intense ? Mon intuition est que nous sommes confrontés à deux changements considérables : l’un dans les esprits, l’autre dans les cœurs.
Le changement de mentalité consiste à reformuler les situations en problèmes et contre-mesures, plutôt qu’en activités ou actions et objectifs. Les problèmes peuvent être soit des points particuliers du kaizen – rendre une activité plus sûre, éliminer les retouches, réduire les mouvements à un poste de travail, etc… – soit de grands défis – comme rendre votre entreprise plus écologique ou faire face à des défis technologiques ou commerciaux comme les perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Que ce soit au niveau macro ou micro, définir le problème est un exercice très différent de se lancer tête baissée dans une solution « juste parce que », pour obtenir un certain résultat et voir ensuite ce qui se passe.
Il est rare que les solutions se trouvent au niveau logique où le problème apparaît. Si elles l’étaient, les gens les auraient trouvées tout de suite. C’est pourquoi, la réflexion lean amène soit à avoir une vue d’ensemble, soit à aller dans le détail sur le gemba. Vous changez constamment de niveau logique pour réaliser ce que Taiichi Ohno appelait « l’évasion logique » et trouver une nouvelle façon d’expérimenter – non pas tant dans l’espoir de résoudre le problème, mais dans l’espoir de mieux le comprendre. La profondeur de votre compréhension des problèmes détermine vos décisions quotidiennes et améliore considérablement vos performances. En outre, apprendre à réagir aux événements en se demandant d’abord « Quel est le problème que nous essayons de résoudre ? » permet de se pencher immédiatement sur le problème et d’éviter de regarder l’incendie brûler sans savoir par où commencer. Voir une tâche comme un couple problème/contre-mesure est un exercice mental difficile.
Il est tout aussi important d’opérer le changement dans son cœur, bien que ce soit souvent plus difficile à percevoir dans nos sociétés. Le lean exige de s’engager dans le développement personnel et professionnel de chaque individu plutôt que d’utiliser les gens pour faire quelque chose en vue d’obtenir tel ou tel résultat. Face à une information nouvelle, notre premier réflexe est de réagir. Non seulement nous pensons immédiatement « Il faut faire ceci pour obtenir cela », sans prendre le temps d’examiner le problème, mais nous en concluons également que « untel doit faire cela ». Nous utilisons les personnes comme une donnée d’entrée, et nous pensons qu’il s’agit d’une partie parfaitement normale de la vie au travail, fondée sur la subordination : le patron a le droit de demander à l’employé d’effectuer n’importe quelle tâche et de le récompenser ou de le punir en fonction de la façon dont il considère que la tâche est accomplie.
Le lean adopte une perspective complètement différente. La théorie lean est que la performance est basée sur la confiance. La confiance a deux dimensions, la confiance en la compétence (si les personnes compétentes comprennent le problème à résoudre, elles prendront des décisions intelligentes et agiront efficacement) et la confiance en l’autre (si les personnes engagées travaillent pour s’aider mutuellement à surmonter les obstacles communs, elles réaliseront des merveilles). La solution lean pour atteindre la performance est donc le développement des personnes : aider les personnes à se développer à la fois dans leur compétences techniques mais aussi dans leur leadership, leur capacité à emmener d’autres personnes, à collaborer et à créer un travail d’équipe. Le travail d’équipe est, en fait, la résultante de l’engagement à développer les personnes. En nous efforçant de soutenir le développement personnel et professionnel de chacun, nous créons des équipes plus fortes qui réagissent mieux face aux défis.
Il va sans dire que les déclics « problèmes/contre-mesures » ou « modèles de croissance personnelle/professionnelle » ne vont pas sans conflits. Certaines personnes voudraient mettre en œuvre tout ce qui leur vient à l’esprit et n’apprécient pas qu’on exige d’eux qu’ils réfléchissent d’abord au problème. D’autres considèrent que leur développement personnel ne regarde qu’eux-mêmes et veulent être reconnus pour ce qu’ils sont et ce qu’ils font ici et maintenant, et non pour leurs efforts d’amélioration. Et c’est très bien ainsi. L’objet même de la réflexion lean, cependant, est d’aller chercher ceux qui s’efforcent de s’améliorer et d’améliorer leur environnement de travail, de les mettre en relation et de créer un nouveau type d’entreprise.
Tandis que les conditions de marché changent continuellement et que les processus deviennent toujours plus complexes, les activités se transforment en gaspillages, en travail inutile sans valeur ajoutée, et les organisations se raidissent. Le lean surpasse toute autre stratégie d’entreprise car il pointe vers les véritables défis, se concentre sur les gaspillages et les obstacles, amenant ainsi les gens à collaborer sur des manières plus intelligentes de faire les choses. La pratique constante du kaizen enseigne une réflexion flexible, de sorte que lorsque les gens doivent s’adapter aux changements soudains du marché, ils savent comment le faire et comment corriger leurs réactions initiales afin de poursuivre leurs efforts en vue d’obtenir de meilleurs résultats pour le client et de meilleures manières de faire les choses.
En lean, la confiance mutuelle est le moteur de la performance, fondée sur le respect (accepter la responsabilité des problèmes) et le travail d’équipe (stimuler le développement de chaque personne). Cela crée un environnement de travail bien plus humain, dont l’amélioration des performances est un sous-produit. Pourtant, peu de personnes se consacrent pleinement à l’étude du lean, à la compréhension de son fonctionnement et à la maîtrise de ses pratiques. Pour comprendre pourquoi, je pense qu’il faut méditer sur les changements qu’implique l’adoption du lean dans nos cœurs et nos esprits, et de saisir pourquoi c’est un exercice si difficile pour la plupart d’entre nous.
L’un de ces changements consiste à garder un regard lucide sur les problèmes, même si nous n’avons pas immédiatement les moyens de les résoudre. L’autre consiste à s’engager dans le développement des autres personnes (en résolvant les problèmes un par un), même s’il serait plus simple de leur donner des instructions. Et pourtant, en le constatant tous les jours sur le gemba, je suis convaincu que ces changements dans nos esprits et nos cœurs sont la clé pour inventer des environnements de travail complètement différents et enfin nous libérer des chaînes de l’exploitation brutale qui semblent diriger tant d’organisations et créer tant de gaspillages. Comme on me l’a appris il y a bien longtemps au sein des opérations africaines de Toyota, nous nous efforçons de garder notre sang froid et nos cœurs chauds.
Michael Ballé. Traduction par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez
“Réussir en équipes” ou “Raise the Bar” de Michael Ballé, Nicolas Chartier, Guillaume Paoli et Régis Medina vient de paraître en français et en anglais.
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