A peine revenus d’un voyage d’études au Japon, Michael Ballé et Alice Mathieu se demandent si, à l’âge de l’IA et du numérique, il reste encore quelque chose à apprendre du réseau de fournisseurs de Toyota. Un indice : il s’agit d’une question rhétorique.
Dans un monde d’applications digitales et d’IA générative, y-a-t-il encore quelque chose à apprendre du réseau de fournisseurs de Toyota au Japon ? C’est la question que nous (les auteurs) avons explorée alors que nous avons eu la chance de visiter les usines de composants dans la région de Nagoya, en compagnie de Mr. Amezawa et Mr. Yoshino, senseis et anciens de Toyota. Amezawa-san a passé 50 ans chez Toyota et fut le directeur de l’usine Lexus de Kyushu et de l’usine Toyota au Kentucky. Yoshino-san a travaillé de très près sur le programme de Hoshin Kanri de Toyota depuis le début, sur la structuration du programme de formation de l’usine californienne NUMMI, et il est le co-auteur de Learning to Lead, Leading to Learn avec Katie Anderson. A l’occasion de nos visites des usines et alors que nous étions émerveillés par la précision des systèmes de jidoka et de juste-à-temps que nous pouvions observer, ils ont cherché à nous expliquer le système humain sous-jacent qui rendait tout cela possible.
Tout cela s’applique-t-il dans un environnement de start-up, où l’organisation à plat est un must, et les développeurs nés dans l’ère du numérique cherchent des conditions de travail flexibles ? Visite après visite, le message des senseis était à la fois simple et complexe : « Rendez facile le travail des gens sur le gemba. » Comment pouvez-vous constamment rendre plus facile la vie des gens qui créent réellement de la valeur ? Et de quel type de management avez-vous besoin pour ce faire, pour mettre l’accent sur la qualité et le service aux clients, pour améliorer les processus et, plus profondément, pour créer les bonnes conditions de telle sorte que les processus en place fonctionnent impeccablement. Lorsque quelqu’un demanda à Mr. Amezawa quelle était la meilleure usine Toyota, il répondit immédiatement en plaisantant « Lexus Kyushu, bien sûr » – son usine – et puis il hésita. Il y réfléchit un peu plus et nous dit que c’était celle où les personnes du gemba avaient la meilleure attitude, tant en termes de prise de responsabilité pour le travail et au nom de leur équipe que du développement personnel des compétences techniques.
Cela nous fit réfléchir. Si vous vous mettez à la place de « ceux du gemba », un opérateur ou même un développeur de code, qu’attendez-vous de la part de votre management pour avoir le sentiment qu’ils sont responsables de votre propre performance et de votre développement ? Bien évidemment, il n’y a pas de réponse définitive à une question si large, mais en mettant bout à bout les messages des senseis et ce que nous avons vu dans l’usine, nous avons essayé de formuler des hypothèses :
- Des équipes et une hiérarchie claire.
- Des tâches claires et des demandes raisonnables.
- Une hiérarchie qui partage l’intention plutôt que des instructions.
- Des changements préparés et des moments d’apprentissage réguliers.
- Aider les personnes avec leurs problèmes personnels et la résolution des conflits.
- Une reconnaissance équitable des efforts et un soutien dans la progression des carrières.
Dans les usines que nous avons vues, il était très clair que chaque « personne du gemba » appartenait à une équipe définie de cinq à dix personnes, avec un team leader identifié (souvent portant un chapeau d’une couleur différente) en relation avec un group leader, puis à un manager assistant et un responsable de zone. Dans la perspective du jidoka, la chaîne hiérarchique est tout autant une chaîne d’aide qu’un canal d’instructions, et la structure humaine de la production de ces usines permet de clarifier qui apporte de l’aide lorsqu’un problème est signalé par un opérateur, comment il est résolu (souvent par un soutien immédiat, puis une formation), et comment le suivi de la résolution du problème est organisé pour vérifier que le problème ne se reproduira pas. La clarté de la structure équipe/team-leader et le rôle de soutien au gemba du team-leader (intervenir dans la minute) sont frappants.
Le « quoi » des tâches est également très clair. Les tâches sont visualisées et tant les critères de qualité que les objectifs de livraison sont explicités visuellement, et aussi vérifiés régulièrement par les managers de proximité. Divers panneaux montrent combien de pièces doivent être produites durant le shift (et à quel point l’équipe est efficiente en temps réel en termes de pourcentage de ce qui a été accompli par rapport au plan), et quel est le statut qualité à chaque instant. Cette visualisation a pour effet d’assurer que les demandes de la hiérarchie sont raisonnables : si l’équipe est en retard, c’est au management de créer les bonnes conditions pour la ramener dans la cible (ou d’adapter la cible). Cela arrive particulièrement avec un nouveau produit ou un changement de takt time. L’ingénierie implémente les changements nécessaires et puis la hiérarchie sur le gemba soutient le travail kaizen pour faire en sorte que ce changement fonctionne pour les personnes sur le gemba à l’aide de kaizen sans répit, jusqu’à ce que le travail soit de nouveau facile. Les équipiers ne sont pas laissés seuls face aux difficultés rencontrées, contrairement à la posture managériale occidentale typique « J’attends des résultats je me fiche du comment ». Dans ce système, les difficultés individuelles sont la responsabilité du management.
Qu’il s’agisse de M. Amezawa ou de M. Yoshino, ils étaient tous deux catégoriques sur le fait que si vous donnez une instruction à une personne, vous la privez de sa responsabilité et de sa capacité à apprendre – évidemment cela n’était pas évident dans une visite d’usine, mais ils y revenaient en permanence. En expliquant les échecs précédents de Toyota, ils disaient que l’entreprise a appris à ses dépens que si vous tordez le bras aux gens pour qu’ils fassent les choses comme vous l’imaginez, ils résisteront ou bien obéiront sans y réfléchir – et sans résultats. L’idée est de favoriser l’engagement et l’apprentissage des personnes en leur expliquant le but – le pourquoi, pas le comment. Puis de clarifier avec eux la situation actuelle et de visualiser le gap pour atteindre ce but. Finalement, vous les aidez à trouver leur propre route, à élaborer leur propre cheminement pour s’y rendre, et les soutenez dans la mise en œuvre. Le but explicite du management est d’encourager les personnes sur le gemba à penser par elles-mêmes et à participer volontairement aux activités d’amélioration afin d’apprendre plus profondément sur leurs processus. Pour Yoshino-san, les deux rôles clés du manager sont, premièrement, de créer un environnement qui aide les gens à suivre la stratégie de l’entreprise et, deuxièmement, d’aider les gens à grandir continuellement.
L’un d’entre nous avait visité la plupart de ces mêmes usines une première fois il y a 10 ans, puis plus récemment. Il était très frappant de voir le peu de changement que la structure générale de l’usine avait subi, alors que tout avait changé en termes de pièces, de processus, et même de technologies. Dans le contexte hyper-compétitif du marché automobile, le changement est permanent, et pourtant pour faciliter les choses pour les personnes du gemba, le management vise la stabilité. Alors que nous explorions cette contradiction avec le sensei, nous avons vu le kaizen sous un nouveau jour. Les évolutions de définition sont constantes, essentiellement induites par les demandes des clients de nouveaux produits, de nouveaux processus ou de nouvelles technologies – c’est une donnée d’entrée. Cependant, le principal rôle du manager est de travailler avec les personnes du gemba pour adopter, stabiliser et améliorer ces changements à travers un processus de kaizen. Chaque changement crée de la difficulté pour tous.
Le rôle de la hiérarchie sur le terrain est de ramener les conditions au point où le travail est facile en encourageant et en implémentant les idées des personnes du gemba – le kaizen. En pratique, la plupart des techniques de terrain que nous avons vues se basent sur le « henkaten » : préparer les changements, la formation et l’amélioration.
Une autre partie moins visible du système est l’attention permanente donnée à la cohésion de groupe. Du team leader jusqu’en haut de la chaîne, le management se doit d’aider les gens avec leurs problèmes personnels et de gérer les conflits internes à l’équipe et entre les personnes afin de maintenir l’esprit de groupe et la cohésion. Cela requiert un équilibre difficile entre accepter de faire des concessions dans des cas spécifiques sur des sujets spécifiques et continuer à maintenir l’équité entre tous. On enseigne aux managers à écouter les préoccupations des employés et à s’y intéresser. En ce sens, ils ne sont pas censés être une personne que les employés adulent, mais des facilitateurs qui leur font sentir qu’ils sont écoutés et que l’on s’occupe de leurs préoccupations en réfléchissant plus fort au problème et en atteignant un compromis entre ce que l’entreprise et la personne peuvent faire chacune pour résoudre le problème.
Le but explicite est une culture de communication à cœur et esprit ouverts. Comme on peut l’imaginer, c’est plus facile à dire qu’à faire. Une part surprenante de l’établissement d’une telle culture est d’encourager les employés à exprimer leur préférence quant à leur prochaine évolution de carrière. Par exemple, dans une entreprise, on nous a montré un modèle d’hoshin kanri personnel dans lequel chaque personne devait écrire sur une feuille de papier :
- Sa compréhension de la vision de l’entreprise.
- Comment elle choisit de contribuer personnellement à cette vision.
- Ce qu’elle est déjà en train de faire dans son job pour cette contribution.
- Ce qu’elle veut faire dans le futur dans son job pour cette contribution.
- Quels changements dans le job cela entraînerait.
- De quelles formations et actions de développement pense-t-elle avoir besoin pour réussir tous ces changements.
L’entreprise essaie par la suite de satisfaire ces souhaits du mieux qu’elle peut. Clairement, il nous est impossible d’évaluer à quel point le management est flexible et ouvert à de telles demandes, mais l’intention d’atteindre un compromis entre les postes disponibles et les demandes des employés était très claire, avec de nombreuses instances de création de postes ad hoc lorsque cela paraissait approprié. C’est très différent de l’approche usuelle du management occidental d’« offrir » un poste aux personnes en se basant sur une évaluation managériale de la capacité des gens, sans tenir compte de leurs propres préférences ou potentiel de développement.
En réfléchissant à ces messages complexes, nous avons réalisé que nous étions en train de regarder un modèle typique du style « mais aussi » de Toyota : un ensemble de contradictions que tout un chacun tente d’équilibrer afin de créer les bonnes conditions pour les « personnes du gemba » :
Une hiérarchie claire mais aussi des demandes peu explicites
Un leadership fort sur le but et le développement mais aussi peu d’appels à l’autorité
Des changements fréquents mais aussi de la stabilisation par le kaizen
De la responsabilité individuelle mais aussi de la collaboration et du travail d’équipe
Faciliter les problèmes personnels mais aussi une cohésion de groupe
La question subsiste : qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire pour une boîte de développement avec des managers nés après l’an 2000 ? Plus précisément, quel genre de personnes devrions-nous apprendre à repérer et à promouvoir pour créer une culture obnubilée par la nécessité d’équilibrer les besoins de qualité et de service pour les clients et l’intention de faciliter la vie des gens ? Notre auto-évaluation en regard de ce que nous avons pu observer au Japon nous a menés à voir que notre système de management amenait fréquemment à des demandes déraisonnables et des instructions arbitraires d’une part, et d’autre part à des semblants de rituels de management, dans lesquels rien ne se résout. Les managers ne sont pas capables de trouver le bon compromis entre être des micro-managers et abandonner les gens face à leurs difficultés. Cela mène régulièrement à des situations où ils ont tendance à faire du micro-planning et à donner des micro-instructions, souvent sans expliquer pourquoi ni laisser l’équipe apporter sa contribution, ou perdre pied et être incapables de se consacrer au problème du gemba, de l’analyser dans une perspective de réflexion systémique. Dans ces deux cas, les succès sont difficiles et très énergivores, tant pour les managers que pour les personnes du gemba.
En regardant plus en profondeur les projets typiques des start-ups, nous avons repéré des instances fréquentes où :
- La demande sur le projet était tout bonnement déraisonnable : il n’y avait pas de possibilité à court terme pour répondre à la requête, et cela nécessitait la résolution de problèmes profonds. Pourtant, par manque de compréhension technique de la situation, le manager dispensait à l’équipe des instructions qui aidaient rarement, quand elles n’empiraient pas les choses.
- Le rituel de management mis en place pour gérer ces situations s’est avéré être au mieux inefficace, avec des discussions sans fin sur le sexe des anges et des attitudes défensives contournant la vraie problématique et évitant toute conversation authentique sur la façon dont nous allons trouver un chemin vers la réussite et faciliter la vie de l’équipe de développement.
Ce que nous attendons de nos managers, c’est typiquement de maîtriser :
- Des compétences techniques – une maîtrise des compétences techniques fondamentales et des modèles mentaux spécifiques au travail de leur équipe.
- Clarté et exigence – la compétence de vérifier les progrès et de rappeler les priorités, tout en étant plus ambitieux lorsque quelqu’un est proche de son objectif.
- De l’attention – s’adapter au niveau de chacun et aux facteurs de motivation, améliorer les conditions de travail (outils, standards, formation et recrutement) pour permettre à l’équipe de prendre des décisions de manière autonome, ainsi que d’apporter encouragements et reconnaissance.
Nous pensons désormais que nous devrions être plus spécifiquement à l’affût de deux dimensions chez les personnes pour qui nous envisageons un rôle de management : l’engagement personnel, tant sur les compétences techniques que de leadership, et leur sens des responsabilités sur les résultats et la cohésion de l’équipe.
L’engagement sur la compétence est la clé pour être proactif sur sa propre courbe d’apprentissage, et pour continuer à visualiser l’écart entre la situation souhaitée et la situation observée – qu’essayez-vous d’atteindre ? Qu’êtes-vous déjà en train de faire sur le sujet ? Que pourriez-vous faire de plus ? Quelle serait la première chose à apprendre pour y arriver ? Sur la deuxième dimension, l’engagement sur la responsabilité amène à l’appropriation, et à une attention à la stabilité tant des personnes que des résultats. Il s’agit d’une recherche d’équilibre « sans compromis » entre la satisfaction de l’équipe et les résultats. Trop de concentration sur les résultats et trop peu sur la cohésion d’équipe créé un environnement toxique où la vision (les buts collectifs) surpasse la recherche de sens (qu’est-ce que cela m’apporte). A l’inverse, trop d’intérêt porté sur les émotions de l’équipe et trop peu porté sur les résultats amène également à des environnements de travail mauvais où l’excès de recherche de sens obscurcit la vision.
En repensant à ce voyage d’étude dans sa globalité, nous avons été frappés de voir que pour trouver un but plus clair, comme par exemple faciliter le travail des personnes du gemba, les dirigeants vont rechercher un équilibre entre des forces opposées plutôt que de choisir un processus et y adhérer sans réserve comme nous avons tendance à faire. Ils gardent la cible en tête, puis examinent sur le tas les équilibres à trouver – ce qui explique également l’attention portée à la réflexion approfondie. Puisqu’ils recherchent un équilibre difficile, ils se posent constamment les mêmes questions encore et encore plutôt que d’y répondre – ou plutôt réagir – à une situation et de passer à autre chose, comme nous avons tendance à le faire. Posez la question « Pourquoi ? » cinq fois, en effet ! N’importe quelle IA générative pourrait vous donner les dimensions clés à surveiller pour n’importe quelle situation. Ce qu’elle ne peut pas vous enseigner, ni faire pour vous, c’est équilibrer les dimensions contradictoires pour chercher de meilleurs résultats. Cela peut seulement s’apprendre par la méthode d’essai/erreur dans le vrai monde des gens et des machines, des clients et des processus, des situations et des systèmes. Le réseau de fournisseurs de Toyota est remarquablement performant dans la recherche permanente de cet équilibre à travers le management du changement et du kaizen, et chaque visite au Japon est un rappel de l’impact de cette compétence d’équilibre sur la performance générale. ChatGPT n’offre pas de vraie connaissance pratique, mais seulement une impression de connaissance – le faux apaisement de notre inquiétude viscérale, sans la vraie discipline de l’apprentissage. Comme le sensei le dirait encore et encore : « Le Gemba est votre meilleur professeur. »
Michael Ballé est auteur Lean, coach de dirigeants et membre fondateur de l’Institut Lean France
Alice Mathieu est directrice générale et des opérations de BAM.
Article publié sur Planet-Lean.com traduit par Marc-Antoine Guichard, Nicolas Villemain et François Lopez. Téléchargez le PDF .
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