Quand les personnes définissent les situations comme réelles, elles deviennent réelles dans leurs effets. J’ai eu la grande chance de connaître il y a longtemps Robert King Merton, un des plus grands sociologues américains du siècle dernier, qui m’a répété que ce « théorème de Thomas » (du nom de celui qui l’a formulé) était au cœur de sa compréhension des phénomènes sociaux. Lorsque le Président Trump définit le Président Zelenski comme un dictateur et l’agresseur de la Russie, dans un changement radical de perspective par rapport à ce que nous avons vu et entendu au cours des trois dernières années, les effets vont être bien réels pour les malheureux Ukrainiens, puis pour nous tous.
Dans le monde de l’entreprise, quand tout le monde définit une entreprise par sa comptabilité, et plus particulièrement ses coûts opérationnels (personne ne va regarder de trop près les coûts des investissements foireux et des paris insensés) les effets en sont réels : le chiffre d’affaires est censé apparaître comme par magie, et la seule voie possible pour dégager un profit consiste à réduire les postes de dépenses. Mais une entreprise est tout d’abord un ensemble de produits et de services proposés à des clients. Même Henry Ford aurait dit que « les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes. »
Oui la complexité est omniprésente, de l’hyper-globalisation qui nous fait acheter des fleurs venant de l’autre bout du monde, au digital et à l’AI qui multiplient les démarches à faire par soi-même, souvent incompréhensibles avec des applications qui ne fonctionnent qu’à moitié, jusqu’au wokisme qui pousse la défense des droits de la personne à des confusions de tous les points de repère. Et donc, oui, nous allons vivre une grande période de réduction forcée de complexité dans laquelle les chefs vont cheffer, prendre des décisions absurdes de manière totalement décomplexée, et nous allons les laisser faire sans dire un mot. Il suffit de vouloir se déplacer aujourd’hui et de voir comment nous sommes traités dans n’importe quel mode de transport, qu’il s’agisse du métro, du train ou de l’avion. Ou d’essayer de régler un problème aussi bête soit-il avec sa banque.
Nous savons tous que Toyota, qui domine encore et toujours le secteur automobile, a découvert et développé une meilleure méthode de management de ses produits, de ses personnels, de ses fournisseurs qui lui permet de mieux satisfaire ses clients tout en produisant localement, en France comme ailleurs. Nous savons également que cette méthode est parfaitement connue sous le nom de « lean » (la méthode Toyota hors de chez Toyota), qu’elle est publiée, qu’elle a de nombreux experts, et que comme toute méthode, elle s’apprend si on en a la volonté – avec des résultats visibles et rapides.
Mais si cette méthode n’apparaît pas au menu des solutions usuelles des décideurs, elle ne sera tout bonnement pas appliquée. Les grands managers sont certes souvent fort intelligents, mais cette intelligence les mène à essayer de satisfaire ou pacifier leurs actionnaires bien plus que de se gratter la tête pour faire réussir leur entreprise. Que demande un actionnaire financier ? De la lisibilité du business pour décider s’il doit continuer d’y investir ou d’en sortir pour mettre son argent ailleurs. La principale méthode qui l’intéresse est celle qui décrit toutes les activités de l’entreprise en euros et en ratios. Pas de bol, ce qui rend un produit attractif, ce n’est pas les euros qu’on y met, mais son utilité et son affordance pour des clients. Ce qui rend une marque forte n’est pas la taille du budget marketing, mais sa résonance émotionnelle avec ses clients potentiels. Ce qui rend une entreprise agile et réactive n’est pas sa masse salariale, mais l’engagement, la compétence et la collaboration de ses équipes.
Si la seule méthode à la carte des dirigeants est le contrôle financier soutenu par de l’intelligence artificielle, il n’y a pas besoin d’être devin pour imaginer où va nous mener ce déni total des humains, de leur créativité et de leur libre-arbitre. La qualité de service va continuer à se dégrader, les employés vont continuer à se désengager, les comités de direction vont essayer d’extraire toujours plus de ce qu’ils managent mal, et collectivement nous allons continuer de reculer et perdre du terrain, qui sera de plus en plus difficile à regagner. Définir la situation comme le font les dirigeants et les journalistes en termes de coûts de fonctionnement a des effets bien réels : ça plombe tout.
Aidez-nous à mettre le lean au menu. Rejoignez nos cercles de discussion. Parlez-en autour de vous. L’alliance finance-bureaucratie-digital, parfaitement logique pour des gens qui réduisent l’entreprise à ses coûts, est en train de gagner en s’imposant comme le seul plat possible. Qui parle encore d’agile ? D’entreprise libérée ? D’organisation apprenante ? Nous parlons encore de lean – mais pour combien de temps ? Les résultats du lean, tant en amélioration de la valeur pour les clients qu’en ambiance de travail ou en performance financière des entreprises lean me donne toujours espoir que les résultats seront un jour reconnus.
Mais je revois Robert Merton m’expliquer le théorème de Thomas : si la seule définition de l’entreprise est financière – pas sa marque, sa qualité, son dynamisme, son corps social, son goût de servir la société par ses services ou produit, son élan international – les effets en sont réels : l’entreprise se réduit, puis se démembre et se vend, ou bien elle essaye de croître par agglomération financière en entités qui ne font aucun sens et finissent par échouer aussi, mais plus tard.
Redéfinissons le réel. Intéressons-nous au succès durable de Toyota dans un marché dominé par des concurrents énormes, sérieux et soutenus par leurs états. Comprenons ce que le lean apporte de différent et en quoi c’est une méthode plus performante et plus humaine pour faire grandir les entreprises. Et parlons-en autour de nous. Si nous remettons le lean à la carte des solutions envisagées par notre équipe de direction, nous aurons des effets réels. Je le vois tous les jours.
Venez nous rencontrer aux événements de l’Institut Lean France !
Michael Ballé
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