Charlie Chaplin ne nous a pas rendu service, il met encore à mal notre rêve industriel. Ses images des “Temps modernes” d’un temps dépassé sont encore dans toutes les têtes lorsque l’on parle d’usine, alors que c’est l’usine qui a façonné notre mode de vie actuel et le confort qui l’accompagne.
Car c’est un fait : de nos jours, pour monter socialement ou avoir une meilleure paye, il faut s’éloigner de la matière. Et c’est une folie, car cela explique en partie notre perte de souveraineté, notre incapacité à affronter le réchauffement climatique, et cela menace à terme ce mode de vie que nous chérissons.
Le Lean est une voie, peut-être la seule possible, pour conserver nos fondamentaux et continuer de penser juste. Le Lean est lié au terrain, à la matière, aux machines en général et aux humains en particulier. Le Lean c’est l’empire de ceux qui font. De ceux qui font mieux que les autres.
Lorsque l’on visite le musée Toyota à Nagoya, on tombe immédiatement sur cette proposition qui est à la base du Lean. Elle est probablement une émanation du module Job Relations du programme Training Within Industry de 1944 qui explique que “Good products come from good relations”. La base d’une réussite est effectivement la relation entre les individus qui travaillent, apprennent à penser juste et agissent ensemble dans le but de produire de la valeur pour d’autres.
Penser juste pour prendre les bonnes décisions et créer un avenir de valeur, cela semble évident, n’est-ce pas ? Pourtant on constate souvent que notre monde semble aller de travers, que nos organisations deviennent rapidement désorganisées, que nos actes manquent de sens. Et que cela s’accélère. Nous avons cruellement besoin de “good thinking”.
Dans leur dernier livre “Réussir ses décisions stratégiques”, Michael Ballé, Godefroy Beauvallet et Sandrine Olivencia expliquent les processus mis en œuvre pour accéder à ce “good thinking” – un ouvrage à lire de toute urgence. Parce qu’il ne suffit pas d’être intelligent pour prendre les bonnes décisions, sinon nos hommes politiques n’auraient jamais mis en œuvre leur programme de destruction massive de notre industrie, de notre éducation et de notre souveraineté au sens large.
Qu’est-ce qu’une bonne décision ? Vaste question. Mais il existe des éléments de réponse. Ma décision améliore-elle le produit ? Convient-elle au marché ? Facilite-t-elle l’usage pour les gens ? Si tel est le cas, alors on avance dans la bonne direction, mais ce n’est pas tout. La composante essentielle d’une bonne décision, c’est le temps. Que penserai-je de cette décision dans 20 ans ? Serai-je encore prêt à l’assumer ? 20 ans, c’est la moitié d’une vie de travail. C’est le temps qu’il faut pour transformer un enfant en adulte autonome. C’est l’horizon de pensée qui permet de construire notre avenir, plutôt que de le subir. Mais aujourd’hui, les repères de prise de décision ont été mis à mal par la vision à court terme des grandes écoles ou des MBA – demandez à Boeing.
Pour retrouver les points de repère dont notre société a besoin, il faut aller les chercher dans le Lean.
Le but du Lean est d’améliorer la productivité. Dans le but concurrentiel de prendre des parts de marché, bien sûr, mais aussi d’économiser. Améliorer la productivité, cela ne signifie pas faire plus avec les mêmes ressources : cela signifie faire la même chose avec moins. C’est la seule voie possible pour continuer à améliorer nos conditions de vie sans détruire notre planète. Et le Lean propose une méthode pour y parvenir : découvrir de meilleures façons de penser par la résolution de problèmes techniques.
Nous améliorons nos façons de penser ni par la bureaucratisation, ni par le digital. L’un comme l’autre aspire la productivité pour la transformer respectivement en contrôle ou en data. Le développement de l’expertise passe par la résolution de problèmes sur le terrain, là où les choses se font. Mais pour cela, il faut se débarrasser de l’idée préconçue selon laquelle travailler à l’usine ou réaliser un travail manuel, c’est abêtissant.
Que nous fassions une pièce en injection plastique ou un ensemble mécano-soudé, un plat en sauce ou une dalle en béton, ou encore une machine de mesure, les 6 questions suivantes sont en jeu à un moment où un autre :
1°) Que se passe-t-il aux interfaces ? Ce sont les interactions entre les différentes matières ou les différents sous-systèmes qui concentrent systématiquement l’essentiel des problèmes, et c’est là qu’il faut aller.
2°) Que se passe-t-il au niveau global ET au niveau local ? Le global est l’intégrale au sens mathématique de tous les phénomènes locaux. Ne pas s’intéresser au local nous rend totalement aveugle sur le global. C’est essentiel. Et souvent le local est tout petit, microscopique. Il faut donc des moyens adaptés pour y accéder.
3°) Que devient le phénomène quand on l’aborde en dynamique plutôt qu’en statique ? Généralement l’aspect statique d’un process ou d’une machine est appréhendé facilement. C’est toujours plus compliqué lors des phases de mouvement ou la vitesse mais encore plus l’accélération modifient les variables. Vivre sur un bateau à quai n’est pas pareil que franchir les 40° rugissants, même si le bateau est identique. Souvent, une valeur ne veut rien dire si on la découple de son mouvement.
4°) Quel est le bon dosage ? La même substance, c’est le cas par exemple des médicaments ou des poisons, peut avoir des effets inverses juste en fonction de la quantité administrée. Là encore la précision de la mesure est essentielle.
5°) Le phénomène est-il continu ou discontinu ? Les deux génèrent des approches totalement différentes, qui ne sont pas substituables.
6°) Que se passe-t-il aux changements de phase ? Les changements de phase ne sont pas présents partout mais quand c’est le cas, ce phénomène est souvent le centre de modifications profondes. C’est en particulier le cas de la température, qui joue un rôle crucial dans tout ce qui est chimique – et presque tout est chimie.
Le travail du réel demande une compréhension fine de la matière, des interactions entre les matières, des effets de nombreux facteurs et des conséquences des changements de procédés – cela demande du métier. Ce qui fait la différence entre les bons et les mauvais produits, c’est la maîtrise de ces phénomènes par les professionnels qui les conçoivent et les utilisent. Ce qui fait la différence entre les bonnes et les mauvaises décisions, c’est la compréhension de ces phénomènes fins.
Sans ces savoir-faire, il n’y a pas de bons produits ou de bons processus, ni d’outil industriel performant et productif. Il n’y a pas de maintenance efficace. Aucun problème n’est soluble en profondeur, donc aucune innovation n’est possible.
Les produits Toyota sont meilleurs que les autres car leurs ingénieurs ont de meilleures connaissances de la matière que les autres. Ces connaissances leur permettent de prendre de meilleures décisions.
Dans le Lean, on se pose en permanence la question de savoir si on pense bien. Cela peut se traduire de la manière suivante :
Mais notre monde aujourd’hui s’écarte de ces principes essentiels et les remplace par la digitalisation et les normes. Et les gens lisent de moins en moins, ce qui conduit à une pensée de plus en plus superficielle. On ne regarde plus le réel, on regarde le monde à travers la donnée et les process. On dissout la relation et le savoir, et on renforce le contrôle.
Nous vivons un film à l’envers. L’immatériel est devenu le monde commun. On ne touche plus, on ne se parle plus. Tout est interfacé. Beaucoup pensent s’y retrouver, mais rarement le client, le patient ou l’usager. Peu de personnels de santé parlent de la continuité des soins, peu de salariés parlent de la satisfaction du client de la société qui les emploie, peu de contrôleurs SNCF parlent du bonheur de leurs usagers d’arriver à l’heure.
Ce que l’on constate, c’est que les gens travaillent globalement de plus en plus pour eux ou pour des indicateurs. Dans une quête de sens qui ne sera jamais réalisée, car le sens est chez le client. Nulle part ailleurs.
Dans un tel contexte, le Lean est le gardien du principe de réalité.
Soyons sérieux. Apprenons à penser juste pour prendre les bonnes décisions. Le lean, le terrain, la matière. Et faisons le bien. En lisant les bons livres et avec un sensei – ça marche.
Jean-Claude Bihr
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