Cher Gemba coach,
Cela fait deux ans que j’ai commencé à mettre en place un flux tiré dans mon usine. Cela n’a pas été facile à cause de notre environnement à fort mix/faible flux, mais j’ai le sentiment que nous sommes en train de réussir, car notre taux de service s’améliore nettement et nos stocks baissent. Cela dit, deux de mes managers clés combattent encore ce système et génèrent beaucoup de conflits dans l’équipe. Ce sont de bons gars sur qui j’avais l’habitude de beaucoup compter, mais maintenant, je m’interroge. Est-ce normal ?
Ah ! Merci pour votre question honnête et profonde. Oui, cela arrive très souvent. Les anciens nous ont appris qu’un système de flux tiré allait bien au-delà d’une technique d’ordonnancement, et changeait en réalité de manière profonde la dynamique du travail dans n’importe quelle usine. Le senseï avait l’habitude de nous enseigner: « laissez le flux tiré piloter l’activité et focalisez vos managers sur la résolution de problèmes ». C’est une vraie révolution dans les ateliers car les managers considèrent traditionnellement que leur rôle est d’organiser le travail pour que les gens produisent des pièces en permanence – ils déplacent les opérateurs ici ou là en fonction de ce que leur dit le MRP, de la disponibilité des machines, des compétences, etc… En d’autres termes, ils managent.
Le flux tiré change tout cela de la manière suivante:
- Le plan de production lissé est établi pour la semaine – le même chaque jour
- Le cheminement des composants est conditionné par les livraisons du petit train
- Ce qui doit être produit est défini par les cartes kanbans
- Les équipes sont stabilisées par leur appartenance à un îlot de production.
En d’autres termes, les équipes doivent pouvoir travailler de manière autonome. Du moment qu’ils arrivent à l’heure le matin, les opérateurs doivent être capables de travailler toute la journée en suivant les cartes kanbans et de livrer les trains de prélèvement sans aucune supervision hiérarchique.
Bien entendu, cela ne se passe pas exactement ainsi dans la vraie vie d’un flux tiré. La vérité, c’est que le quotidien résiste et que les frictions liées aux problèmes quotidiens de performance ne peuvent plus être masquées par une replanification du travail. Pour que le flux tiré fonctionne, chaque partie doit fonctionner – comme des rameurs sur un bateau. Chacun doit travailler au même rythme, dans le même flux. Chaque jour apporte son lot de problèmes, et les équipiers doivent traiter des sujets de:
- Matière: des composants qui n’arrivent pas à l’heure ou qui présentent des défauts qui doivent être inspectés.
- Machines: les équipements ne sont jamais aussi stables et disponibles que nous aimerions, et les machines doivent être réparées, ce qui en général ne peut pas être fait par l’équipe elle-même
- Main d’oeuvre: les membres de l’équipe n’ont pas tous même niveau de formation dans tous les domaines, et il peut y avoir des absents le matin.
- Méthode: la surcharge et l’équilibrage du travail sont toujours un problème, quels que soient les progrès de l’équipe dans la mise en oeuvre du travail standardisé et cela doit être adressé par le kaizen.
Le résultat est que le travail du management a changé de nature, passant de courir à travers l’atelier pour dire aux gens quoi faire à soutenir les équipes dans la résolution de problèmes, afin que le flux tiré fonctionne de manière fluide.
Tirer va à l’encontre de la nature humaine
La première chose qui va vous sauter à la figure est que les experts pompiers n’y arriveront plus tout seuls. Le flux tiré tire sur tous les îlots de la même manière, comme une rivière qui est constituée de tous ses affluents, et n’avoir qu’un seul cerveau qui adresse le premier, puis le deuxième problème, etc… cela ne marche tout simplement pas. Les managers d’ateliers en flux tiré doivent s’appuyer sur des leaders locaux pour traiter de nombreux problèmes, afin de pouvoir se concentrer sur les plus difficiles. Eteindre des feux fera toujours partie du boulot de tout manager, mais dans un système en flux tiré, l’accent est mis sur le développement de leaders locaux. Eteindre le feu ne doit se faire que quand il n’y a pas d’autre alternative. L’activité du manager doit évoluer de 70 % de pompier et 30 % de formation vers l’inverse : 70% de formation, 30% de pompier. C’est là que le flux tiré va à l’encontre de la nature humaine. Il est connu depuis longtemps que nos cousins les plus proches, les chimpanzés, s’organisent en sociétés hiérarchiques dans lesquelles le mâle dominant est hostile envers tout membre de rang inférieur qui pourrait un jour défier son autorité. Les mâles alpha ont un certain talent pour saper les alliances entre singes de moindre rang afin de s’assurer qu’ils ne se ligueront pas contre eux pour les renverser (et c’est en général ce qui finit quand même par arriver). L’histoire regorge d’exemples de leaders qui sapent les succès collectifs pour préserver leur propre pouvoir.
Des recherches récentes par Jon Maner and Charleen Case montrent à quel point ce type de comportements sont prévalents dans les organisations. Les mauvais patrons écartent intentionnellement les équipiers performants, limitent les communications entre les équipes et n’hésitent pas à associer des caractères incompatibles s’ils ont le sentiment que cela va les aider à garder leur place au sommet.
Tirer malgré le patron
Bien évidemment, les motivations sont variées pour qui veut devenir patron. L’une d’entre-elles est d’aimer que les choses soient faites. Une autre est qu’il faut bien que quelqu’un s’y colle. Certains aiment juste piloter les autres, sans se préoccuper d’un but ou d’une performance. Ils aiment gravir l’échelle hiérarchique et dire aux autres quoi faire les excite. Typiquement, ces patrons :
- Isolent les individus à haut potentiel afin de s’assurer qu’ils n’auront pas de concurrence interne
- S’entourent de courtisans et de régulateurs, dont la seule chance de succès passe par le propre succès du patron
- Utilisent ces régulateurs pour favoriser ceux qu’ils aiment et punir les autres, et s’assurer que les subordonnés talentueux ne s’associent ni ne coopèrent.
De tels comportements s’aggravent quand les patrons se sentent déstabilisés ou menacés.
Et c’est exactement ce que fait un flux tiré – en rendant visible chaque problème et en montrant de manière crue ou sont les vrais enjeux. Absolument à chaque fois que j’ai vu un système de flux tiré fonctionner vraiment sur le gemba, nous avons découvert que tel département auquel nous n’avions pas pensé auparavant était un goulot d’étranglement critique – souvent pour des problèmes de compétence. La dernière fois, par exemple, nous avons découvert que le département qualité retenait tous les produits entre deux processus et demandait aux opérateurs de les inspecter un à un, alors que certains défauts n’avaient pas été vus depuis des années. Le responsable qualité ne voyait pas comment être souple avec une inspection à 100 %, donc il inspectait tout en permanence, ce qui créait dans le flux une énorme confusion et des retards. Cela devint évident dès lors que l’usine se mit à tirer « pour de vrai ». In fine, le manager dut démissionner car il ne voulait pas changer de position ; il n’a jamais transigé. Il n’y a pas eu depuis le moindre problème qualité sur ces défauts supposés.
Le vrai enseignement du flux tiré
Les deux apports essentiels du management par flux tiré sont :
- Travailler ensemble à travers l’organisation pour livrer à temps des produits de qualité aux clients
- Développer des leaders locaux capables de résoudre des problèmes quotidiens de performance afin de libérer leurs managers pour la formation ou l’extinction des gros incendies.
Cela va totalement à l’encontre de toutes les réactions instinctives de bien des patrons dans l’histoire – et statistiquement, il n’y a aucune raison pour que de tels profils soient absents de vos équipes de management. Vous êtes juste en train de le découvrir. Je parie qu’à mesure que vous résolvez le problème, vous allez découvrir à quel point il est enraciné quand vous constaterez que les personnes sur lesquelles ces gens s’appuient sont en fait leurs hommes de main, plutôt que des personnes compétentes comme vous vous attendiez à en trouver dans ces départements (après tout, il faut bien que le travail soit fait). Comme dans bien des sujets « Lean », je n’ai pas connaissance de solution rapide, autre que de mettre en place une revue périodique de tout le management (jusqu’au niveau n-2) et de commencer à vous poser les bonnes questions : êtes-vous focalisé quotidiennement sur le développement d’une nouvelle génération de leaders ? Ou bien permettez-vous à des personnes puissantes de limiter l’émergence de nouveaux leaders pour le réconfort d’avoir des managers qui font en sorte que le travail soit fait ?
Un senseï m’a dit un jour que le Gemba était un professeur formidable, et en fait un système de flux tiré nous enseigne bien plus que juste la logistique. Plus on tire fréquemment et régulièrement, plus on apprend sur la compétence et l’attitude des managers au quotidien. Le vrai enseignement du flux tiré, c’est le travail d’équipe.
Source : Gemba Coach Column
Traduction par François Lopez
GROUHEL
Cette jolie histoire me fait penser à la mise en place du Hoshin / Policy Deployment dans une entreprise. Cette demarche permet aussi de lisser le flux (de priorités / d’actions en lien avec la strategie). Elle se heurte aux mêmes objections : on n’a pas le temps de travailler la dessus, nos plans sont deja faits, nos objectifs sont deja diffuses, cela va nous faire du travail en plus. Je ne vois pas l’interet, demontre moi l’interet ou la valeur que cela peut apporter. Etc…
C’est complique de demontrer a priori la valeur que cela peut apporter, d’autant plus que l’etre humain se rejouit d’etre un pompier, cela le valorise, alors que si on evite aux problemes d’apparaître, personne ne s’en rendra compte !
Le vrai enseignement du Hoshin est la aussi de mieux travailler ensemble et de developper des personnes investies de la strategie de l’entreprise.